La famille Cyngel

Pesa et Froim Cyngel ont élevé six enfants à Lubartów. Comment retracer la vie des différents membres de la famille Cyngel, depuis le Lubartów de l’entre-deux-guerres en passant par le ghetto et l’Union soviétique, jusqu’à l’émigration des survivants vers l’Amérique ? Aucun membre de la famille n’a laissé de témoignage ou de correspondance. Toutefois, des documents, dispersés dans plusieurs centres d’archives, portent la trace de leur passage et permettent de reconstruire leurs parcours de vie. Le récit de leurs expériences montre une palette d’archives qui témoignent des possibles de la reconstitution de parcours biographiques, telle qu’elle est menée dans le projet Lubartworld.


Une famille juive du Lubartów de l’entre-deux-guerres

On peut lire dans les pages dédiées à la famille Cyngel dans le registre de population de Lubartów initié en 1932 que Fejga-Perla, l’aînée, est née en 1901, suivie d’Abram, né en 1906, de Dawid, en 1908, de Szlama en 1911 et des jumeaux Laja et Naftal en 1914. En 1932, la famille est enregistrée sous le nom de Ciengiel pour le père et de Cyngiel pour les enfants.

Page du registre de population de Lubartów, 1932 © Archiwum Państwowe w Lublinie (APL), 43/0/7/42/180-181.

Plus tard, on trouve aussi les orthographes Cingel, Zingel ou Zyngel. Pourtant, dans les rares documents qu’ils ont laissés dans les archives, ils signent tous Cyngel. En 1932, la mère, Pesa, est décédée et Abram a déjà quitté le foyer pour s’installer avec Ruchla Hochberger avec qui il a eu trois enfants. Tous les enfants de la famille travaillent : Abram est commerçant, Dawid sellier, Szlama ouvrier agricole, Naftal bottier, tandis que Laja « s’occupe de la maison ». Le père, Abram, alors âgé de 57 ans et déclaré veuf, a apparemment cessé de travailler et est à la charge de ses enfants.


La guerre et la Shoah

La plupart des membres de la famille sont piégés à Lubartów au moment de l’invasion allemande en 1939. On retrouve le nom d’Abram Cyngel, toujours à son domicile, dans la liste des propriétés dressée en 1940 en vue de la spoliation des biens juifs par l’occupant. En 1940 toujours, il parvient à recevoir un peu d’aide en provenance de l’Entraide juive (ŻSS), le seul organe auto-administré autorisé par les occupants allemands à porter assistance aux Juifs polonais, et pour l’essentiel financé par l’American Jewish Joint Distribution Committee. Abram Cyngel bénéficie d’une aide alimentaire pour quatre personnes. Celle-ci s’interrompt en mars 1941 au moment de la constitution officielle du ghetto de Lubartów [1]David Silberklang, Gates of Tears. The Holocaust in the Lublin District, Jerusalem, Yad Vashem, … Continue reading.

Liste des bénéficiaires d’aide à Lubartów © ZHI, 210/454

En 1942, Froim, Abram et sa famille sont déportés vers un site d’extermination, Belzec ou Treblinka, et assassinés avec la population juive internée dans le ghetto de Lubartów. Les déportations de 1942 n’ont donné lieu à aucun fichier nominatif des convois à destination de Belzec ou de Treblinka. Le livre du souvenir de la ville, édité en 1947 à Paris, comporte toutefois une liste de personnes victimes des deux déportations de 1942, et les noms de Froim et Abram y figurent.

Dawid et Szlama parviennent à s’échapper in extremis et se réfugient auprès de paysans dans les campagnes environnantes. Ils passent deux ans dans la clandestinité, jusqu’à la libération de la région de Lublin par l’Armée rouge en juillet 1944. Inscrits de nouveau dans le registre de population de Lubartów le 1er août 1944, Dawid et Szlama se déclarent toujours respectivement comme sellier et ouvrier agricole. Au printemps 1945, Dawid se marie avec Dora Wasersztrum, la cousine de ses voisins d’avant-guerre, qui a elle aussi survécu cachée dans les environs de Lubartów. Lorsque celle-ci est inscrite à son tour dans le registre de population, le 8 avril 1945, c’est sous son nom d’épouse.

Pages du registre de 1943 © APL, 35/43/0/7/49/72 & 74

Les noms de Dawid et Szlama apparaissent aussi dans des listes de survivants présents en Pologne compilées par le Comité central des Juifs de Pologne (CKŻP) à la fin août 1945. Cet enregistrement par le CKŻP avait autant pour objectif de dénombrer les Juifs présents en territoire polonais afin d’acheminer au mieux le peu d’aide disponible que de signaler à leurs proches leur survie. Les cartes d’enregistrement portent aussi la brève mention de l’expérience de guerre des survivants et permettent donc de savoir que Dawid, Dora et Szlama ont passé la fin de la guerre cachés dans les campagnes avoisinantes.

Couverture de la compilation des noms des survivants © USHMM

Naftal est le seul à échapper au ghetto de Lubartów. Le registre acte son départ « pour une destination inconnue » à l’automne 1939, au moment de l’invasion allemande. Une destination que l’on sait, grâce aux documents du Comité central des Juifs de Pologne constitué après-guerre, être vers l’Est et les territoires soviétiques, dont il revient en 1946. Si moins de 50 000 Juifs ont survécu dans ce qui était la Pologne de l’entre-deux-guerres, ils sont près de 200 000, comme Naftal, à avoir fui vers l’Est et passé la guerre, dans des conditions parfois extrêmement dures, en URSS [2]Laura Jokusch, Tamar Lewinsky, “Paradise Lost? Postwar Memory of Polish Jewish Survival in the … Continue reading.

On ne retrouve cependant aucune trace de Laja : a-t-elle suivi son frère jumeau vers l’Union soviétique, dont elle ne serait pas revenue ? Ou a-t-elle été exterminée en Pologne ? En dépit des efforts des survivants pour retrouver leurs proches et pour documenter le sort des victimes, celui de Laja demeure inconnu.


De la libération à l’émigration

La famille Cyngel ne reste que quelques mois à Lubartów après la guerre. Leur départ est porté dans le registre de population à la date du 11 mars 1946. Dawid, Dora et leur toute jeune fille Chawa, née le 5 février, ainsi que Szlama atteignent Berlin en août de la même année. Ils y rejoignent Naftal, revenu d’Union soviétique. Tous s’enregistrent auprès de la communauté juive de Berlin qui facilite leurs démarches pour se placer sous la protection de l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR), dont les archives sont conservées à Bad Arolsen. Ils passent cinq ans dans les différents camps de personnes déplacées, d’abord à Berlin, puis en Bavière.

Carte de personne déplacée Chawa Cyngel, née à Lubartow en 1946 (recto et verso) © Arolsen Archives, ITS, 3.1.1.1

L’Organisation exige que les migrants qui souhaitent se placer sous sa protection et bénéficier de son aide retracent leur parcours et leurs situations depuis 1935, ainsi que la raison de leur départ. Mais dans leurs démarches, la famille Cyngel met en avant le destin de Dawid et Dora. Leur dossier de migration mentionne le ghetto puis, à partir de 1942, le fait qu’ils ont survécu « cachés » et ont fui la Pologne par crainte de « persécution » tandis que l’expérience soviétique de Szlama est tue.

Le CM1 de la famille Cyngel © Arolsen Archives, ITS, 3.2.1.1, Germany

Les fonctionnaires de l’Organisation internationale pour les réfugiés ne se cantonnent pas à retracer le parcours de la famille Cyngel avant et pendant la guerre ; ils continuent à enregistrer leur progression à travers le territoire allemand, depuis leur entrée en 1946 où leur est conféré le statut protecteur de « personne déplacée », jusqu’à leur départ en 1951. Les différents membres de la famille peinent à émigrer. Ayant envisagé successivement la Palestine, les États-Unis et l’Australie, Dawid et Dora quittent l’Europe pour le Canada en décembre 1951. Szlama et Naftal, quant à eux, parviennent à embarquer pour les États-Unis la même année. Leur départ est mentionné sur le dossier de migration familial avant sa clôture définitive avec le départ de Dora et Dawid, tandis que les listes de passagers permettent de suivre leur embarquement à Brême pour New York sous la supervision de l’OIR.

Afin de reconstituer les différentes trajectoires suivies par les membres de la famille Cyngel, comme pour nombre d’autres habitants de Lubartów, il faut ainsi combiner des sources de nature diverse. Avec la guerre, les documents se font plus rares – car contrairement à d’autres grands ghettos, celui de la petite ville de Lubartów n’a pas laissé beaucoup d’archives –, sans que les traces ne s’effacent toutefois totalement, avant de devenir plus nombreuses à partir de la Libération. Pris isolément, ces documents n’offrent parfois que peu d’informations, mais leur articulation permet de suivre pas à pas leur progression en Pologne puis à travers l’Europe vers les États-Unis et le Canada.

Extrait du manifeste des passagers de l’USS General Blatchford au départ de Brême (Allemagne) le 12 mars 1951 à destination de New York, portant mention du nom de Naftal Cyngel © Arolsen Archives, ITS, 3.1.3.2

Récapitulatif des sources

Archives d’État de Lublin (APL) :

  • 35/43/0/7/42/180-181 & 35/43/0/7/45/24-25, Registre de population de Lubartów, 1932, pages dédiées aux membres de la famille Cyngel
  • 35/43/0/7/49/72-74, Registre de population de Lubartów, 1943, pages dédiées aux membres de la famille Cyngel

Archives de l’Institut historique juif (AŻIH) :

  • 210/454, Archives du Joint Distribution Committee et de l’Entraide juive pour Lubartów
  • 303/V/425, Cartes d’enregistrement auprès du Comité central des Juifs de Pologne (CKŻP) pour Dawid Cyngiel (C3279), Naftal Cyngiel (C3280) & Szloma Cyngiel (C3281)

Arolsen Archives, International Tracing Service :

  • 2.1.1, C-3235 & Z-5111, Dossiers de migration des membres de la famille Cyngel ouverts en Allemagne

Archives du United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) :

Les Amis de Lubartów, Hurbn Levertov. A matseyve Levertov un Levertover kdoyshim [La destruction de Lubartów. Un mémorial pour Lubartów et les Martyrs de Lubartów], Paris, Association des amis de Lubartów, 1947.

 

 

Pour aller plus loin

Thomas Chopard, « Post-Holocaust Migrations from Poland to America: An Exercise in Microhistory », S.I.M.O.N. Shoah: Intervention, Methods, Documentation, 7/1, 2020, p. 13-25

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