Le registre de population de 1932

Première page du registre de population de Lubartów, 1932, © Archiwum Państwowe w Lublinie

La population de Lubartów fut enregistrée à plusieurs reprises par les autorités locales depuis la fin du XIXe siècle, puis après l’indépendance de 1918, et de nouveau en 1932. Ces registres de population (Rejestr mieszkancow) sont conservés aux archives de Lublin (lien) ; ils listent tous les habitants, appartement par appartement, indiquant l’âge et la religion de chacun. Plus exceptionnellement, le registre de population de 1932 enregistre les mouvements des individus jusqu’en 1951, précisant par exemple la date et la destination (Varsovie, Lublin, mais aussi Paris, Buenos Aires, Cuba ou le Costa Rica) des départs. On peut aussi y trouver les traces de la déportation des Juifs de Lubartów en avril 1942 à destination du camp d’extermination de Belzec. Ce registre constitue par conséquent un remarquable point de départ pour notre recherche, puisqu’il nous donne un état de la population de la ville en 1932, et mentionne certains de ses mouvements par la suite.

Le cadre légal

En 1932, il devint obligatoire pour toute personne vivant en Pologne de déclarer son lieu de résidence. L’entrée en vigueur de cette nouvelle loi fut annoncée par le Président Ignacy Mościcki et introduite par le gouvernement polonais. L’ordonnance présidentielle déclarait que chaque personne vivant sur le territoire polonais devait être enregistrée auprès de l’administration locale. Divers registres étaient ainsi destinés aux résidents permanents et temporaires. Les mouvements de population devaient aussi être déclarés et enregistrés. Avec l’introduction des nouvelles règles d’enregistrement, les autorités gagnent un outil précis de contrôle des populations et de leurs mouvements, quand les précédents registres tenus en Pologne étaient surtout destinés à dénombrer les habitants. La gmina – généralement traduit par « commune » ou « municipalité », formant le troisième échelon administratif dans la Pologne de l’entre-deux-guerres après la voïvodie ou région, et le powiat, qui correspond au district ou canton – a pour mission de mettre en œuvre l’enregistrement et de tenir à jour les registres.

Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, la ville de Lubartów, située au cœur du pays et de la région de Lublin, forme une gmina distincte. À la mi-1932, en accord avec la nouvelle réglementation, les autorités municipales commencent l’enregistrement de la population locale et le contrôle des éventuels déplacements. Chaque habitant de Lubartów est considéré comme un résident, permanent ou temporaire. Suivant la nouvelle loi, un résident permanent est une personne avec des obligations familiales ou des intérêts économiques dans la gmina, tandis qu’un résident temporaire logeait là sans intention de rester définitivement. Les individus ne pouvaient par conséquent être résident permanent que d’une seule gmina. Les voyageurs, les travailleurs saisonniers, les soldats en garnison, les fonctionnaires affectés de même que les malades hospitalisés ou les prisonniers incarcérés en-dehors de leur gmina attribuée, demeuraient enregistrés comme résident permanent dans leur gmina d’origine et devenaient résidents temporaires de la gmina où ils se situaient.

Les instructions du ministère des Affaires intérieures de novembre 1930 expliquent dans le détail comment les gminas sont tenues de remplir et tenir à jour les registres. Ils doivent être ouverts au 1er juillet 1932 avec les noms de tous les résidents de la gmina. En cas d’arrivées, l’enregistrement est obligatoire dans les quatre jours qui suivent. Les formulaires d’enregistrement, un par résident, permanent ou temporaire, sont collectés auprès du principal locataire du logement, généralement le chef de famille, pour ensuite être transmis au propriétaire des lieux. Le propriétaire, après avoir validé les informations, les soumet alors à l’administration locale. Afin d’ajouter un individu dans le registre, le fonctionnaire vérifie à son tour les informations fournies en les croisant notamment avec les archives conservées dans les bureaux de l’administration de la gmina. L’enregistrement d’un nom dans le registre a valeur de preuve qu’un individu y réside.


Une brève description du registre de Lubartów

Le registre des habitants permanents de Lubartów comprend 11 978 individus. Ils ont été enregistrés pour 7 300 d’entre eux, donc une large majorité, en juin et juillet 1932, au moment de l’ouverture du registre par l’administration municipale. Le reste correspond aux personnes qui ont déménagé ou sont nées à Lubartów au cours des années suivantes. Les derniers enregistrements ont eu lieu pendant la guerre, en mai 1944. Le registre consiste en dix volumes, d’environ deux cents pages chacun. Une page correspond à une habitation. Les immeubles comprenant plusieurs appartements – tels qu’ils prévalaient alors à Lubartów – sont inscrits dans le registre rue par rue, en suivant l’ordre alphabétique : le registre commence donc par la rue Annoborska et finit par la rue Zabia. À ces volumes est joint un index alphabétique par nom, référençant toutes les personnes apparaissant dans le registre.

Chaque page du registre est divisée en dix-huit colonnes qui donnent différentes informations sur les résidents. Les renseignements identificatoires, tels que le nom, le nom des parents et le lieu et la date de naissance, sont suivis par des informations relatives à la situation sociale de l’individu : situation dans le foyer, profession, confession religieuse, statut marital ou militaire et, plus rarement, la citoyenneté. Une autre série d’informations concerne la mobilité des individus : lieu de résidence antérieur, date d’arrivée et d’enregistrement à Lubartów, ainsi que le lieu et la date de départ pour ceux qui quittent la ville. Ce dernier volet est lié au registre de contrôle des mouvements des populations, dans lequel des détails supplémentaires sont indiqués – retraçant notamment toute la procédure de déménagement qui impliquait des échanges de formulaires entre la gmina de départ et celle d’arrivée. La dix-septième colonne mentionne le casier judiciaire. La dernière colonne, enfin, est dédiée aux commentaires laissés par les fonctionnaires chargés de remplir le registre et mentionne, par exemple, le lieu de résidence temporaire ou la suspension du droit de vote.

Exemple de page tiré du registre de 1932, © Archiwum Państwowe w Lublinie

Un miroir de l’histoire sociale de Lubartów

Le registre s’avère intrinsèquement dynamique. Les autorités municipales de Lubartów ont ouvert le registre en 1932 et continuent de l’utiliser jusque dans les années 1950. Différents fonctionnaires y ont ajouté de nouvelles entrées, des notes et des corrections, perceptibles à travers l’usage de différentes couleurs d’encre, du crayon à papier et de la variété des écritures. Les pages du registre reflètent les dynamiques sociales qui traversent la population de la ville et les changements qui l’affectent. Les nouveau-nés, de même que les nouveaux arrivants, sont ajoutés ; les couples mariés sont liés entre eux à travers les différentes pages. Les déménagements à l’intérieur de Lubartów impliquent le transfert de l’ensemble du foyer d’une page à une autre. Les personnes déménageant à l’extérieur de Lubartów ou décédées sont simplement rayées du registre.

Des triplets et leur mère à l’hôpital de Lubartów (c. 1930) © Narodowe Archiwum Cyfrowe

Le registre fut utilisé par l’administration locale sous trois régimes politiques différents. Créé sous la deuxième République polonaise, le registre est à partir de 1939 aux mains de l’administration qui gère la ville sous occupation allemande, tandis qu’au milieu des années 1940 et après la libération par l’armée soviétique, il est pris en charge par les fonctionnaires locaux du régime communiste. Même si pendant l’entre-deux-guerres, l’administration centrale a conçu le registre en vue de son propre usage, il demeure utilisé par tous les régimes politiques successifs. Sous l’occupation, la municipalité continue à contrôler des résidents pendant la durée de la guerre, introduisant des éléments nouveaux. Les fonctionnaires locaux inscrivent notamment des informations relatives aux déportations des Juifs en 1942 ou les références des Kennkarte, les cartes d’identité imposées par les occupants allemands à la population civile.

Pendant la guerre, le nombre de nouveaux inscrits décroît progressivement, de 222 en 1942 à 50 en 1943 et on compte seulement 1 nouvel inscrit en 1944. La même tendance prévaut dans un autre registre de population pour Lubartów, ouvert en parallèle sous l’impulsion de l’administration allemande en 1942. L’administration d’après-guerre utilise à son tour le registre ouvert en 1932, mais de façon très limitée. Ni les nouveaux arrivants ni les nouveau-nés ne sont ajoutés au registre après 1945.

Le registre des habitants permanents de Lubartów constitue donc une source exceptionnelle pour une histoire sociale soucieuse d’étudier la population de la ville dans sa globalité et son environnement familial, professionnel et de voisinage. Il fournit aussi au chercheur des informations clés afin de reconstruire les trajectoires de migration et plus généralement de mobilité géographique et sociale des individus et des familles au cours de la période troublée qui couvre les années 1930, la Seconde Guerre mondiale et l’introduction du régime communiste en Pologne.