Lubartworld

par

Immigration to Israël, 1947 © The Palmach Archive

Le projet Lubartworld combine une approche historique transnationale et une méthodologie microhistorienne, puisque son objectif consiste à reconstruire, une par une, la totalité des trajectoires individuelles des habitants juifs de la petite ville polonaise de Lubartów du début des années 1920 aux années 1950, qu’ils aient émigré ou qu’ils soient restés sur place, qu’ils aient été exterminés ou qu’ils aient survécu à la Shoah.


Combiner deux historiographies

Ce projet s’inscrit à la croisée de deux champs qui connaissent d’importants renouvellements actuellement : l’histoire globale des migrations d’une part, la microhistoire de la Shoah d’autre part. Il contribue donc à dépasser le clivage entre ces deux historiographies et à lutter contre ce que certains qualifient de tendance « à séquestrer la Shoah »[1]David Engel, Historians of the Jews and the Holocaust, Stanford, Stanford Studies in Jewish History … Continue reading.

La microhistoire de la Shoah

Depuis un demi-siècle, une historiographie aussi solide qu’abondante décrit avec force et minutie les étapes, acteurs et moyens de la destruction des Juifs d’Europe[2]Léon Poliakov, Harvest of Hate: The Nazi Program for the Destruction of the Jews of Europe, … Continue reading. Plus récemment, un impressionnant mouvement d’ouverture et de collecte d’archives a conduit à la multiplication d’études sur des échelles qui contribuent à renouveler notre compréhension de la Shoah[3]Dieter Pohl, Von der “Judenpolitik” zum Judenmord: der Distrikt Lublin des … Continue reading. Prenant pour cadre un espace circonscrit et limité, comme un ghetto, une ville ou une région, ces travaux interrogent les interactions entre les victimes, les bourreaux et les témoins. Changer d’échelle engage un renouvellement des paradigmes dans la façon d’écrire l’histoire de la Shoah[4]Claire Zalc & Tal Bruttmann (Eds.), Microhistories of the Holocaust, New York, Berghahn Books, … Continue reading : situer les comportements individuels dans leur environnement social aide ainsi à comprendre le processus de mise à mort en l’insérant dans des configurations locales. Or ceci revient à ignorer certaines caractéristiques essentielles des comportements face à la persécution : la fuite et la recherche de soutiens à l’extérieur du groupe. L’objectif de ce projet est précisément de sortir des frontières du village pour suivre les victimes de la persécution le long de leurs trajectoires biographiques et migratoires. Ce faisant, il est étroitement lié à l’histoire des migrations.

Une histoire transnationale des migrations

Le tournant pris par les approches d’histoire transnationale a engendré un renouvellement important des études des migrations en mettant l’accent sur les migrations à l’extérieur de l’espace occidental[5]Anthony Reid (Ed.), Sojourners and Settlers: Histories of Southeast Asia and the Chinese, St. … Continue reading, la mondialisation par le bas[6]Alejandro Portes, « La mondialisation par le bas : l’émergence des communautés transnationales … Continue reading, le rôle de la famille[7]Leslie Page Moch, “Connecting Migration and World History: Demographic Patterns, Family Systems … Continue reading, des communautés migrantes transnationales[8]Nancy Green & Roger David Waldinger (Eds.), A Century of Transnationalism: Immigrants and Their … Continue reading et des diasporas[9]Robin Cohen, Global Diasporas: An Introduction, Seattle, University of Washington Press, 1997, 228 … Continue reading. Cependant, le point de vue reste largement macrostructurel. Ce projet propose un changement de focale afin d’aborder l’histoire contemporaine des réseaux de migrants à une échelle microsociale. Jusqu’ici, les approches de microhistoire globale ont principalement été menées sur l’époque moderne[10]Francesca Trivellato, “Is there a future for Italian microhistory in the age of global … Continue reading. Elles sont notamment construites autour de l’histoire comparée de groupes venant d’une même origine et migrant dans différents environnements urbains[11]Donna R. Gabaccia, “Global Geography of “Little Italy”: Italian neighbourhoods in Comparative … Continue reading ou pensées à partir de la reconstitution d’itinéraires individuels de migrants exceptionnels[12]Natalie Zemon Davis, Trickster Travels. In search of Leo Africanus, London, Faber & Faber, … Continue reading. L’une des grandes originalités de ce projet consiste en l’adoption d’une échelle mésoscopique, puisqu’il ne prétend pas suivre la trajectoire d’un seul individu, ou d’une famille, mais d’un groupe d’environ 3 000 personnes.

 


Une biographie collective aux dimensions transnationales

Cadre chronologique

Le projet s’étend du milieu des années 1920 au milieu des années 1950, des conséquences de la Première Guerre mondiale, avec la disparition des empires multinationaux, aux reconfigurations territoriales, politiques et identitaires consécutives à la Seconde Guerre mondiale et la Shoah[13]Stefan-Ludwig Hoffmann, Sandrine Kott, Peter Romijn et Wieviorka Olivier (Eds), Seeking Peace in … Continue reading.

Ceci conduit à relire les rythmes de cette histoire, à l’échelle non plus des décideurs mais des victimes, dispersées sur un ensemble de territoires, bref, dans son épaisseur biographique. Il s’agit d’explorer cette séquence chronologique du point de vue des personnes qui vivent tant les épisodes migratoires que les étapes des persécutions antisémites. C’est pourquoi, si le projet commence à Lubartów, il mène au monde dans sa globalité puisque les Lubartoviens le sillonnent et que leurs trajectoires incarnent à leur manière les bouleversements que connaissent l’Europe et le monde au 20e siècle, comme la création et la destruction des frontières et d’États-nations, les massacres et les politiques de reconstruction ou de réinstallation après la Seconde guerre mondiale.

Cadre épistémologique

D’un point de vue épistémologique, le projet Lubartworld tend à démontrer les avantages heuristiques d’une microhistoire transnationale. Il entreprend de comparer simultanément et exhaustivement les individus d’une même origine dans la vingtaine de pays différents où ils ont migré. Par-là, il entend contribuer au renouveau de l’histoire globale des migrations à travers une approche par « cas ». Ce projet aborde ce faisant des questions d’importance, tant méthodologiques, puisqu’il propose d’appliquer la méthode prosopographique de manière transnationale, qu’empiriques en abordant un thème central des recherches tant sur la Shoah que sur les migrations.


Nos objectifs

Mieux comprendre les dynamiques migratoires des victimes de persécution

L’objectif principal du projet consiste à comprendre les dynamiques d’une structure sociale soumise à une perturbation majeure, en étudiant les conditions sociales et les conséquences de la destruction d’un collectif. Qui fuit ? Quand ? Où aller ? Avec qui ? Qui survit et qui ne survit pas ? Il ne s’agit pas seulement de compter combien d’individus sont partis ou sont restés, ont été déportés ou non, mais bien de comprendre les différentes trajectoires à la lumière des environnements familial, économique et de voisinage. En procédant de manière exhaustive au sein d’un groupe, le projet se donne les moyens de comparer les itinéraires. Quel est le rôle joué par le statut socio-économique, le sexe, la taille de la famille, le degré de religiosité ou encore l’appartenance politique dans les manières diverses de se positionner face aux persécutions ? Quelles explications peut-on proposer pour rendre compte des différences de directions migratoires (internes ou externes) ? Un des volets de cette enquête consiste à réfléchir aux effets des liens interpersonnels sur les comportements des victimes de persécution. Ceci conduit à poser la question, hautement controversée dans l’historiographie de la Shoah, du « qui savait quoi » parmi les victimes en étudiant la circulation des informations entre elles. À cette fin, nous explorerons le rôle joué par les associations d’originaires (landsmanshaftn). L’approche n’a rien d’anodin, car mettre l’accent sur ces déterminations collectives et chercher à définir l’éventail des possibles éclaire en quoi les actions et les comportements, même dans des situations extrêmes, ne sont pas le seul fait d’individus isolés.

Explorer l’après-Shoah

Le projet explore également les reconfigurations territoriales, politiques et identitaires consécutives à la Seconde Guerre mondiale, en les appréhendant à l’échelle des migrations des individus. Les itinéraires ne se conforment pas à un modèle unique, et mettent en jeu différentes histoires, de la fermeture des frontières du rideau de fer en Europe à la création de l’État d’Israël. Une approche prosopographique conduit à étudier la dislocation des liens et des réseaux dans l’après-Shoah, ainsi que leurs reconstructions pour les rares survivants. En ce sens, le projet Lubartworld vise à approfondir la compréhension des recompositions européennes et mondiales au cours du 20e siècle.

Une histoire transnationale des fabriques administratives de l’altérité

Cette recherche éclaire également l’histoire globale des relations ordinaires entre les individus et les administrations étatiques. Peut-on observer des circulations transnationales dans l’élaboration des législations antisémites et xénophobes ? Le suivi de parcours individuels engage à considérer le rôle d’administrations parfois non-spécifiquement en charge de la discrimination antisémite : police des étrangers, tribunaux ordinaires, services de naturalisations[14]Claire Zalc, Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy, Paris, Éditions du Seuil, … Continue reading. Dès lors, elle contribue à poser les jalons d’une histoire transnationale de l’identification des populations migrantes dans le monde du premier 20e siècle, au ras du sol, et dans sa globalité. Reconstruire exhaustivement les itinéraires transfrontaliers empruntés par ces hommes et ces femmes amène à étudier, concrètement, la diversité des pratiques nationales de gestion des populations étrangères et de discrimination antisémite, en interrogeant leurs effets sur les parcours individuels et collectifs.

Une histoire sociale des appartenances dans un monde global

Ce projet contribue à réfléchir aux liens entre constructions des appartenances et expériences migratoires. Le cumul des sources sur des parcours individuels permet d’étudier la variété des manières d’énoncer ses appartenances nationales, confessionnelles, mais également professionnelles au fil des pays, des statuts et des expériences traversés. Quelles sont les marges de manœuvre dans les face-à-face avec les administrations ? L’un des principaux défis de ce projet consiste à interroger les latitudes de ces marges de manœuvre selon les territoires et les moments, enjeu à la fois historique, épistémologique et éminemment actuel.

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