Le Comité central des Juifs de Pologne et les cartes d’enregistrement des survivants en Pologne après la Shoah
par Thomas Chopard
Le Comité central des Juifs de Pologne (Centralny Komitet Żydów w Polsce, CKŻP) incarne à partir de 1944 le principal organisme d’assistance et de représentation des Juifs polonais. Le CKŻP se présente comme « la plus haute administration des Juifs survivants en Pologne » et opère sous tutelle gouvernementale de 1944 à 1950. Ses archives, conservées à l’Institut historique juif de Varsovie, offrent un aperçu sur la vie des survivants au sortir de la guerre et de la Shoah et peuvent s’avérer précieuses afin de retracer leurs parcours [1]David Engel, « The Reconstruction of Jewish Communal Institutions in Postwar Poland. The Origins … Continue reading.
Affiche du Comité central des Juifs de Pologne appelant à bien accueillir les Juifs rapatriés d’Union soviétique © tous droits réservés
Genèse du Comité central des Juifs de Pologne
Au lendemain de la libération du territoire polonais par l’Armée rouge, des comités locaux sont constitués avec l’assentiment des autorités militaires d’occupation afin d’assister les rares Juifs présents dans la Pologne en ruine. Le premier est formé en septembre 1944 à Lublin où se situe aussi le Comité polonais de libération nationale, l’organe gouvernemental provisoire soutenu par Moscou.
Les comités locaux ont plusieurs fonctions. Ils servent à préparer l’accueil des près de 200 000 Juifs qui ont passé la guerre en Union soviétique et qui sont rapatriés dans des convois distincts des Polonais non-Juifs. Ils offrent une aide matérielle à l’arrivée. Ils assistent les survivants en transit à travers la Pologne. Très vite s’est donc posée pour les comités locaux la question de leur coordination, une entreprise d’abord assurée de facto par le comité de Lublin avant que, fin octobre 1944, n’émerge un Comité central provisoire des Juifs de Pologne – rapidement pérennisé.
Le CKŻP est financé dans un premier temps par le ministère du Travail et de l’Aide sociale polonais, avant que les donations matérielles et financières en provenance de l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC ou plus communément Joint) ne prennent le pas. Le Comité central se situe donc à la croisée de l’action gouvernementale et de l’auto-administration des Juifs survivants en Pologne et sert de relais à l’action humanitaire internationale. Il devait aussi servir de base à une hypothétique reconstruction d’une vie juive en Pologne. Un projet qui n’était pas sans entrer en conflit avec une fraction au sein même des institutions juives d’après-guerre, qui tentait semi-clandestinement de faciliter l’émigration juive hors de Pologne, notamment vers la Palestine, et pensait la favoriser en rassemblant et en encadrant les survivants [2]Yosef Litvak, « The American Joint Distribution Committee and Polish Jewry 1944-49 », dans … Continue reading.
Se compter
Afin d’acheminer au mieux l’aide dans un pays ruiné, le CKŻP accompagne son action d’un recensement systématique des survivants à chaque étape de leur parcours : sortie de la clandestinité, retour, rapatriement, progression en territoire polonais, etc. Certains survivants s’enregistrent auprès de comités locaux différents à quelques mois d’intervalles, la plupart des rapatriés n’étant pas dirigés vers leur ville de résidence initiale. À ce dénombrement sur le terrain s’adjoint donc un fichier central des Juifs de Pologne, sous la forme d’une cartothèque.
Alimentée jusqu’à la fermeture du Comité central en 1950, cette cartothèque, aujourd’hui accessible à l’Institut historique juif de Varsovie, conserve 228 900 cartes d’enregistrement individuelles. En mai 1945, le recensement des survivants par le CKŻP lui permet de dénombrer 42 662 Juifs en Pologne, dont environ 30 000 ont été libérés des camps nazis, 9 000 ont survécu grâce à de faux papiers « aryens » et 3 000 dans les rangs des partisans.
Le CKŻP compte en effet les survivants, mais tente aussi de préciser leur expérience de guerre. La carte d’enregistrement porte systématiquement le nom et le prénom de l’intéressé.e et son âge (plus rarement sa date de naissance). À travers ces déclarations, le comité mentionne aussi les parents des rescapé.e.s. Cet enregistrement par le CKŻP a autant pour objectif de dénombrer les Juifs présents en territoire polonais que de signaler à leurs proches leur survie et d’aider aux retrouvailles.
Une importante section de la carte vise à renseigner le parcours à quelques moments-clés : avant la guerre, en 1939, pendant la guerre, à la libération et au moment de l’enregistrement, précisant généralement la ville concernée, parfois l’occupation. Une ligne de la carte renseigne explicitement l’expérience de guerre déclarée par la personne enregistrée. Quatre catégories se détachent : survivant des camps nazis, caché en « zone aryenne » sous des faux papiers, membre d’un mouvement de partisans et parti en Union soviétique. Ces informations visent ainsi à documenter, dès le lendemain de la catastrophe, comment une minorité de Juifs a pu survivre à l’extermination [3]Laura Jokusch, Collect and Record! Jewish Holocaust Documentation in Early Postwar Europe, Oxford, … Continue reading.
Exemple de carte extraite de la carthotèque du Comité central des Juifs de Pologne (recto et verso). Carte de Szloma Cyngiel, né à Lubartów © Archives de l’Institut historique juif
Accéder aux archives du CKZP
Capture d’écran des résultats de la base de données des Archives de l’Institut historique juif donnant à voir les informations sur la carte individuelle de Maria Plech, ayant survécu à la guerre à Lubartów © droits réservés
Les archives du CKŻP sont conservées à l’Institut historique juif de Varsovie. Au-delà des fonds du Comité central des Juifs de Pologne, l’Institut conserve de nombreux fonds relatifs aux Juifs de Pologne pendant et après la Seconde Guerre mondiale, comme les archives relatives à de nombreux ghettos et une importante collection de témoignages. Ces archives sont librement accessibles, mais uniquement sur place. Les recherches nominales y sont grandement facilitées par l’existence d’une base de données permettant de retrouver les individus mentionnés dans les différents fonds, en particulier les fiches individuelles d’enregistrement créées par les comités locaux ainsi que la cartothèque constituée par le Comité central des Juifs de Pologne.
L’ensemble de ces fonds n’est accessible qu’à Varsovie. Toutefois, le Comité central des Juifs de Pologne a compilé l’ensemble de ses données en août 1945 afin de les faire publier par la Jewish Agency for Palestine et de faciliter l’identification de quelques 58 000 survivants par leurs proches. Cette publication omet donc largement les Juifs polonais ayant survécu à la guerre en Union soviétique, ceux-ci ayant été rapatriés pour l’essentiel ultérieurement. Le Holocaust Memorial Museum de Washington a numérisé cette liste de noms, rendue accessible en ligne et susceptible d’être interrogée par nom. Avant d’entamer une recherche approfondie à l’Institut historique juif de Varsovie, il peut donc s’avérer utile d’entamer une première recherche via cette base de données en ligne. Dans un ouvrage en anglais de 1994, Lucjan Dobroszycki a aussi reproduit l’ensemble des listes du Comité central des Juifs de Pologne recensant les enfants ayant survécu à la guerre et ayant été placés à ses soins.
Pour aller plus loin
Lucjan Dobroszycki, Survivors of the Holocaust in Poland. A Portrait Based on Jewish Community Records, 1944-47, New York, M.E. Sharpe, 1994
David Engel, « The Reconstruction of Jewish Communal Institutions in Postwar Poland. The Origins of the Central Committee of Polish Jews, 1944-1945 », East European Politics and Societies, 10/1, Winter 1996, p. 85-107
Laura Jokusch, Collect and Record! Jewish Holocaust Documentation in Early Postwar Europe, Oxford, Oxford University Press, 2012
Audrey Kichelewski, Les survivants. Les Juifs de Pologne depuis la Shoah, Paris, Belin, 2018
Yosef Litvak, « The American Joint Distribution Committee and Polish Jewry 1944-49 », dans Selwyn Ilan Troen, Benjamin Pinkus (dir.), Organizing Rescue: National Jewish Solidarity in the Modern Period, Londres, Frank Cass, 1992, p. 269-315
Ionas Turkov, En Pologne après la Libération. L’impossible survie des rescapés juifs, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2008 [1959]