Les demandes de carte d’identité des habitant·e·s de Lubartów (1932-1939)

par Tymek Skowroński

Dans l’entre-deux-guerres, l’identification systématique des individus et l’attribution de documents d’identité s’intensifient dans les États européens, conjuguant centralisation et uniformisation des démarches administratives [1]Pierre Piazza, « Septembre 1921 : la première ‘carte d’identité de Français’ et ses … Continue reading. La ville de Lubartów n’en est pas exempte : conservées aux archives de Lublin, les demandes de carte d’identité déposées par ses habitant·e·s demeurent une trace, à l’échelle locale, de procédures de plus en plus standardisées dont se dote le jeune État polonais. Au total, 1 442 demandes (podanie) y ont été produites entre le 2 janvier 1932 et le 7 octobre 1939, permettant à tous leurs auteur·e·s – sauf un cas – d’acquérir une carte d’identité personnelle (dowód osobisty)[2]Archiwum Państwowe w Lublinie, Akta miasta Lubartowa, 35/43/0/3.4, vol. 524-531.. Elles sont déposées avec une fréquence de 180 demandes par an en moyenne, avec toutefois une augmentation vers la fin de la décennie : 50 % des demandes ont été faites en 1937, 1938 et 1939. Ces demandes constituent un corpus de sources fécond tant pour aborder l’histoire sociale de l’administration en Pologne dans l’entre-deux-guerres que pour reconstituer les trajectoires individuelles des Lubartowien·ne·s.


Le cadre légal des nouvelles cartes d’identité

L’instauration d’une carte d’identité s’inscrit dans la mise en place d’une surveillance plus systématique des déplacements intra et internationaux des individus. Le 16 mars 1928, l’ordonnance du président Ignacy Mościcki portant « enregistrement et contrôle du mouvement de la population » prévoit qu’une carte d’identité soit délivrée, sur demande, par la commune (gmina), aux habitant·e·s qui y sont enregistré·e·s. Elle établit aussi le prix unique de la procédure, qui s’élève à 60 groszy (centimes de złoty, la monnaie polonaise). Elle impose enfin aux autorités locales de s’assurer de l’identité de la personne qui fait la demande et de vérifier les informations qu’elle déclare [3]Rozporządzenie Prezydenta Rzeczypospolitej z dnia 16 marca 1928r. o ewidencji i kontroli ruchu … Continue reading.

L’exécution de l’ordonnance présidentielle revient au ministère de l’Intérieur, qui en précise les applications réglementaires le 29 novembre de la même année [4]Rozporządzenie Ministra Spraw Wewnętrznych z dnia 29 listopada 1928r. o dowodach osobistych, … Continue reading. Toute personne inscrite dans un registre de population peut obtenir une carte d’identité. Le registre doit permettre en retour la vérification de ses données personnelles par l’administration. Signée – sauf cas d’illettrisme [5]Les cas de formulaires non signés ou sur lesquels a été apposée une empreinte digitale … Continue reading – par l’individu, toute demande doit être accompagnée d’une photographie en deux exemplaires. Il est indiqué en outre que les communes s’engagent à tenir à jour des listes de cartes d’identité délivrées. Le format des cartes est uniformisé, comme en témoigne un schéma joint à l’ordonnance.

Modèle de carte d’identité d’après l’ordonnance MSW 1928

Les deux textes entrent en vigueur dès janvier 1929, remplaçant ainsi les anciennes cartes d’identité sous forme de livrets plus épais et probablement plus coûteux, qui fonctionnaient en Pologne dans les années 1920 [Illustration 2]. Si nous disposons de traces des cartes délivrées entre 1929 et 1932, cette période semble toutefois transitoire, puisque les textes juridiques corrèlent l’apparition d’un nouveau document d’identité avec l’ouverture des registres de population [6]Ibid.. Or, le registre des habitants de Lubartów est ouvert en juillet 1932 : avant cette date, les gmina pouvaient encore délivrer des cartes d’identité en s’appuyant sur des documents plus anciens. Toujours en 1932, une nouvelle loi précise davantage les procédures d’obtention d’une carte d’identité, en imposant notamment la gratuité du formulaire de demande [7]Ustawa z dnia 15 marca 1932r. w sprawie zmiany rozporządzenia Prezydenta Rzeczypospolitej z dnia … Continue reading. Elle détaille en même temps les sanctions pénales prévues, entre autres, en cas de contrefaçon.

Carte d’identité de 1927 (ancienne carte)

Le formulaire de demande : une brève description

Ainsi, pour obtenir une carte d’identité, il faut d’abord déposer un formulaire de demande à la mairie de Lubartów, où siègent les autorités de la gmina (Zarząd Miejski). Ce formulaire, le podanie, correspond généralement à une feuille remplie au recto et qui contient toutes les informations devant figurer, par la suite, sur la pièce d’identité.

Un podanie est habituellement divisé en six sections. Dans l’en-tête figurent le nom et le prénom de l’individu qui fait la demande, ainsi que son adresse. Plus bas, l’on retrouve ces données : nom et prénom répétés, date et lieu de naissance, prénoms des deux parents, profession, statut familial (marié·e ou non, veuf ou veuve, nombre d’enfants…), adresse d’habitation et lieu d’inscription dans un registre de population. S’ensuit la partie rysopis qui contient une description physique de la personne [8]Cela n’est pas sans rappeller le système d’identification mis en place par Auguste Bertillon … Continue reading : taille, visage, cheveux, yeux et marques particulières de l’individu. À la fin des trois premières sections, une place est prévue pour mentionner d’éventuelles pièces-jointes, ainsi que pour une signature précédée d’une date.

Les trois sections suivantes sont généralement remplies par l’administration. Elles contiennent la date d’obtention de la carte d’identité, accompagnée de son numéro et d’une seconde signature, elle aussi datée. Le paiement des 60 groszy est aussi mentionné, une fois la demande acceptée, avec numéro de reçu de caisse et signature du bourgmestre (ou de son suppléant). Enfin, on peut lire une référence au volume et à la page du registre où l’individu est inscrit (ou à d’autres documents s’il ne figure pas dans le registre). Un tampon à l’encre rouge avec date et numéro de pièce d’identité est souvent apposé sur la page ; le tout est complété par une photo d’identité attachée à la plupart des podanie. Le formulaire ainsi présenté est le plus souvent imprimé à Varsovie, mais il existe aussi des formulaires dactylographiés, voire – dans de très rares cas – entièrement manuscrits.

Exemple de Podanie : Estera Ita Rozenfeld, 3 juillet 1937

Le podanie, une rencontre des Lubartowien·ne·s avec l’administration de la gmina

L’analyse des podanie rend par conséquent possible l’observation d’un moment de la relation entre les habitant·e·s de Lubartów et leur administration locale : à l’instar des dossiers de l’OIR ou de ceux de naturalisation en France, ces formulaires sont remplis en partie par les individus concernés, en partie par le fonctionnaire qui les reçoit, matérialisant ainsi le face-à-face administratif. Outre les informations qu’ils apportent sur chaque individu, précieuses pour qui entend retracer des trajectoires, ils permettent en effet de confronter les manières dont les gens se conforment, ou non, aux attentes de l’administration.

Si le formulaire prévoit avec précision les différentes informations demandées, certaines parties donnent plus de liberté d’interprétation de la part du demandeur. C’est notamment le cas du « statut familial ». Stefan Białousow, par exemple, y déclare « huit âmes » (osiem dusz), en faisant sûrement référence à la composition de son foyer[9]On peut retrouver Stefan Białousow dans le Registre de population de Lubartow (Archives de Lublin, … Continue reading, mais le fonctionnaire barre cette mention et la remplace par « homme célibataire » (kawaler). D’aucuns comprennent cette case comme faisant référence à la situation économique de leurs familles et y écrivent « pauvres » (biedni), comme Wacław Koliński, ou « sans fortune » (niezamożni), à l’instar de Jadwiga Maciejewska. Toutefois, ces déclarations peuvent aussi être corrigées. Le rysopis, description physique de l’individu, fait l’objet de nombreuses rectifications administratives. Nombreux sont ceux qui y indiquent une taille exacte, tels les « 170 cm » de Wacław Kubera mis entre parenthèses avec un autre stylo et corrigées par « średni » (taille moyenne). Il semblerait en effet que l’administration ne fasse valoir que cinq catégories de taille, niski (petit), n. średni (moyennement petit), średni (moyen), w. średni (moyennement grand) et wysoki (grand). Ces catégories, peut-être prédéfinies, entrent en conflit avec certaines déclarations individuelles. Les podanie sont enfin riches du point de vue historico-linguistique, permettant d’observer des usages hétérogènes de la langue polonaise telles que des fautes d’orthographe (« młynasz » au lieu de « młynarz », signifiant « meunier ») ou de traces de l’oralité (recours à la mouillure dans « Liubartów » au lieu de « Lubartów »).

Fragment du Podanie de Stefan Białousow, exemple de corrections du fonctionnaire

Ratures, changements d’encre, fautes de langue, corrections du fonctionnaire, constituent de ce fait un véritable observatoire des relations entre les modes de déclaration de soi et les catégorisations de l’administration. Il serait toutefois erroné de croire que seuls deux acteurs, à savoir l’individu qui demande une carte d’identité et le fonctionnaire qui étudie sa demande, entrent en jeu dans ces formulaires. Le cas des personnes illettrées, que l’on reconnaît grâce à la mention « niepiśmienny » (ne maîtrisant pas l’écrit) et l’empreinte digitale qui remplace la signature, montre qu’il était possible d’avoir recours à un tiers pour remplir un podanie. Cette pratique ne semble pas rare : en comparant les calligraphies des signatures avec celles de l’écriture dominant dans un formulaire, nous pouvons retrouver ceux remplis par une personne tierce. Les variations ne concernent d’ailleurs pas uniquement le style de l’écriture manuscrite, mais aussi l’alphabet utilisé. Ainsi, Chaim Wajnberg signe en alphabet cyrillique, tandis que son fils, Moszek, utilise l’alphabet latin. Dans un espace multilingue, où la scolarisation s’effectuait en grande partie en russe jusqu’à la Première Guerre mondiale, la maîtrise de la langue polonaise peut constituer, en effet, un facteur d’inégalité dans l’accès aux services administratifs, tout comme la maîtrise de l’écrit. Enfin, certains formulaires sont remplis par des écrivains publics, auxquels faisaient appel les Lubartowien·ne·s : le podanie de Mordko-Szloma Grzebieniarz porte ainsi un tampon d’Aron Lerner, qui tenait un « bureau d’écriture de demandes administratives et judiciaires » (« biuro pisania podań administracyjnych i sądowych Arona Lernera w Lubartowie »).

Signatures de Chaim et Moszek Wajnberg

Porter un regard ethnographique sur la matérialité des sources permet ainsi d’identifier les acteurs engagés dans l’écriture des demandes de cartes d’identité, et d’interroger le jeu complexe des déclarations individuelles et des catégories administratives qui s’y croisent. Dans le même temps, comme en atteste le recours à la photo d’identité, à la signature ou à la dactyloscopie, les podanie de Lubartów font partie des entreprises d’identification des personnes qui tendent à se généraliser dans l’entre-deux-guerres, et que l’on peut ainsi étudier à l’échelle d’une ville de petite taille. Le croisement des demandes de carte d’identité avec d’autres documents permet, en dernier lieu, de faire apparaître le profil social des Lubartowien·ne·s qui déposent ces demandes dans les années 1930.


Croiser les sources : le registre de 1932 et les pièces annexes

Pour savoir qui sont les Lubartowien·ne·s déposant des demandes de cartes d’identité, par exemple en termes de confession ou de genre, il est nécessaire de croiser les podanie avec d’autres sources. Pour cela, le registre des habitants de Lubartów semble s’imposer en premier lieu, puisque les formulaires y renvoient explicitement. Ce registre, qui constitue une source centrale de l’enquête Lubartworld, permet, par exemple, de déterminer quelles personnes, parmi celles qui remplissent le formulaire, sont juives, catholiques romaines, ou d’une autre confession. Lorsqu’un individu qui y est inscrit dépose un podanie, le numéro du volume et de la page correspondants sont indiqués en bas du formulaire, ce qui rend désormais plus aisée la navigation entre les deux sources. Il est par ailleurs possible, dans le sens inverse, de retrouver des podanie à partir des numéros de carte d’identité indiqués dans le registre.

Le corpus des podanie s’accompagne enfin d’un ensemble varié d’environ 230 pièces annexes, qui peuvent enrichir la lecture des formulaires. Elles sont de nature hétérogène. Au verso des formulaires, nous retrouvons ainsi des autorisations parentales lorsque la demande est faite par un mineur. Certaines demandes contiennent aussi d’anciennes pièces d’identité : il peut s’agir tout aussi bien de cartes d’identité polonaises, délivrées dans les années 1920, que de passeports russes, datant de la période où Lubartów était encore dans l’empire russe. Parfois – et surtout en 1932, lorsque le registre de Lubartów n’est pas encore définitivement établi – des actes de naissance ou extraits d’anciens livres de population (księgi ludności stałej) sont joints aux podanie. Ces sources donnent ainsi accès à des informations telles que les langues qu’il maîtrise, sa confession, ou encore ses déplacements au sein et hors de la Pologne. Il existe aussi tout un ensemble d’annexes difficilement classables : correspondances administratives diverses, notes du bourgmestre au staroste (administrant un powiat) ou à la police de Lubartów, commandes de cartes d’identité vierges, annonces de perte d’une carte d’identité… Si la plupart des formulaires ne s’accompagnent pas de pièces jointes (environ 87 % des formulaires), il peut arriver qu’un seul individu en ait plusieurs attachées à son podanie, donnant lieu à un dossier plus épais, qui peut ouvrir sur une étude de cas. Soupçonnée d’avoir falsifié sa date de naissance, Estera Ejdla Wakschandler en offre un bon exemple, faisant l’objet d’une correspondance administrative. Le bourgmestre – J. Jastrzębski – envoie en effet une notification à la police locale lui faisant part de ses suspicions envers la citoyenne qu’il accuse d’avoir falsifié puis abîmé sa pièce d’identité, et demandant à ce qu’une enquête policière soit menée. Le procureur clôt toutefois l’affaire en déclarant un non-lieu, par manque de preuves.

Le corpus des podanie avec leurs pièces-jointes, croisé avec le registre des habitants de Lubartów rend ainsi possible un questionnement sur le contrôle des identités et des migrations sous la Deuxième République de Pologne. Il permet à la fois de saisir le travail de l’administration publique, pour laquelle l’enregistrement des mobilités et celui des identités semblent fortement entrelacés, et de comprendre par en bas les manières dont les individus se déclarent auprès de cette administration. À ce titre, l’attention portée aux ratures, corrections et calligraphies présentes dans la source permet une observation fine des rapports entre les manières dont les Lubartowien·ne·s se disent, et celles dont l’administration les décrit.

[+]