Réorganiser et utiliser les données sur la déportation

Les bases de données sur les déportés de France comme outils pour la recherche

 

par Capucine Dulau & Sacha Mattei

Grâce à une entreprise de comptage et d’identification initiée par Serge Klarsfeld dans les années 1970, on estime aujourd’hui qu’environ 76 000 Juifs ont été déportés de France[1]Serge Klarsfeld, Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, Fils et filles des … Continue reading. Ce travail a été nécessaire pour appréhender l’ampleur des persécutions subies par les populations juives en France pendant la Seconde Guerre mondiale, pour comprendre le phénomène de la déportation vers les camps, mais aussi pour déterminer le rôle de l’administration française dans ce processus[2]Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz. Le rôle de Vichy dans La Solution finale de la question juive en … Continue reading. Le développement de l’informatique, au tournant des années 2000, a permis de poursuivre cette dynamique d’identification des victimes. Plusieurs institutions internationales travaillant sur la Shoah comme Yad Vashem et le Mémorial de la Shoah se sont ainsi attelées à saisir dans des bases de données (BDD) les informations dont elles disposaient sur chaque déporté (nom, prénom, lieu de naissance, numéro de convoi, etc.). La BDD de Yad Vashem, mise en ligne en 2004 et qui contenait alors près de 3 millions de noms, a été constituée dans une perspective historique et mémorielle en parallèle du « Projet de récupération des noms des victimes de la Shoah », faisant appel à la société civile afin de retrouver l’identité de l’intégralité des Juifs décédés pendant le génocide. La BDD du Mémorial de la Shoah a, quant à elle, soutenu le travail de recherche préparatoire à la construction du Mur des Noms, en permettant de relier à un nom toutes les archives le concernant. Une fois mises en ligne et rendues accessibles au grand public, ces BDD sont aussi devenues des outils de recherche généalogique et historique[3]Comme c’est expliqué dans la section « A propos de la base de données » sur le site de … Continue reading.

Les différentes BDD créées dans leur sillage permettent aujourd’hui d’avoir accès à une grande quantité d’informations et c’est pourquoi les chercheurs sont amenés à mobiliser ces riches outils. Ce succès de la forme BDD tient en grande partie au fait qu’elle permet d’entreprendre des opérations auparavant inenvisageables : sont rassemblées dans ces bases des données éparpillées par ailleurs dans plusieurs fonds, ce qui facilite grandement la recherche tout en rendant les informations plus accessibles au grand public. Les BDD permettent de centraliser les données disponibles dans plusieurs documents sur une même personne, précédemment éparses, et donc de simplifier la recherche. Cette dernière est en outre possible en filtrant par plusieurs informations comme le nom, le lieu de naissance ou le numéro de convoi. En cela les BDD sont des instruments de recherche plus souples et malléables que les inventaires papier traditionnels, qui contiennent souvent moins d’informations et qu’il faut fréquemment consulter physiquement directement sur les lieux des centres d’archives. Cependant, en tant que constructions historiques et sociales, ces moyens d’accéder aux sources nécessitent un examen approfondi, afin de pouvoir être employés dans le cadre d’une recherche sociohistorique d’une part, mais aussi comme objet de recherche à part entière. Il est notamment nécessaire de s’interroger sur les modalités de leur constitution, ce qui nous amène à nous demander quelle est la genèse des BDD qui ont été construites depuis les années 1970 afin de documenter l’extermination et de compter les déportés de France ? Cette question, essentielle pour pouvoir mobiliser les BDD, permet également de s’interroger de manière plus générale sur la fabrique de la connaissance : comment et pourquoi un savoir se construit-il sur un objet ? Comment utiliser ces données de façon éclairée et critique ?

Afin d’analyser en détails les BDD sur les déportés de France, le choix est fait ici de se concentrer sur quatre d’entre elles : le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, mis en ligne par Jean-Pierre Stroweis à partir de la réédition de 2012 du mémorial éponyme de Serge Klarsfeld ; la BDD des déportés de France du Mémorial de la Shoah ; celle du ministère des Armées, accessible depuis le portail culturel Mémoires des Hommes ; et enfin celle du site Memorial Gen Web, constituée par des amateurs de généalogie.

La simplification de la procédure de recherche est perceptible jusque dans l’interface © droits réservés

Les bases de données sur les déportés : historique et présentation

Parce que les autorités nazies ont tout fait pour éliminer toute trace du génocide et donc des victimes, par exemple en cessant d’émettre des certificats de décès, compter et identifier les déportés apparaît essentiel après la guerre[4]Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, 2015... En France, les premières listes de victimes sont dressées à partir des papiers laissés par les Allemands quittant précipitamment Paris, laissant derrière eux quantité de documents. Le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), créé par Isaac Schneersohn en 1943, récupère les archives de l’administration SS en France, grâce au concours de Léon Poliakov, chef du service des recherches[5]Annette Wieviorka, « Du Centre de documentation juive contemporaine au Mémorial de la Shoah », … Continue reading. D’abord employés comme pièces à conviction lors des procès de Nuremberg, les documents de ce fonds sont ensuite utilisés par Schneersohn afin d’aider les personnes spoliées à faire valoir leurs droits : deux listes, un « Bottin des spoliés » et un « Bottin des administrateurs provisoires », sont publiées à la fin des années 1940[6]Ibid.. Les premières listes nominatives des victimes des nazis en France sont donc établies dans une perspective juridique.

Au milieu des années 1970, en prévision du procès de Cologne où sont jugés plusieurs chefs SS accusés d’avoir été des dirigeants de la Solution finale en France, Serge Klarsfeld entreprend de recenser tous les déportés juifs de France, dans l’optique de présenter toutes les victimes à la barre de l’accusation. Il utilise les listes de convoi présentes dans les fonds du CDJC[7]Ces listes représentent 95 % de toutes les listes de convoi concernant la France ; il manque les … Continue reading et les fait recopier par ordre alphabétique par les élèves d’une école de dactylographie, convoi par convoi. Pour compléter les informations disponibles sur ces listes, il s’appuie sur des documents d’état civil qu’il trouve notamment dans les archives départementales. L’ouvrage publié en 1978, le Mémorial de la déportation des Juifs de France, recense les noms, prénoms, dates et lieux de naissance de tous les déportés identifiés. En estimant à partir des autres convois le nombre de déportés qu’auraient contenu ceux dont il ne disposait pas des listes, Serge Klarsfeld parvient à un chiffrage abondamment repris par la suite. Bien que celui-ci ait parfois été sujet à polémique, il constitue malgré tout une base de travail pour les historiens. Les données de Serge Klarsfeld ont également été utilisées dans la constitution d’une des bases de données étudiées dans cet article, ce qui n’est pas le cas pour les trois autres.

Serge Klarsfeld (au centre avec des lunettes) avec des manifestants lors du procès de Cologne. Sur la pancarte, il est écrit en allemand : « Aucune prescription pour les assassins de masse nazis » © https://klarsfeld-ffdjf.org/lischka-hagen-et-le-proces-de-cologne/

La base Klarsfeld-Stroweis

À partir de la réédition de 2012 du Mémorial de la déportation des Juifs de France, l’ingénieur Jean-Pierre Stroweis a constitué une base de données accessible en ligne ici et « mise à jour périodiquement[8]Introduction française à la version en ligne et augmentée du Mémorial de la Déportation des … Continue reading ». Elle n’offre pas moins de 25 champs de recherche différents pour retrouver un déporté, depuis le nom de famille jusqu’à la date de décès, en passant par le lieu de naissance ou le numéro de convoi. En outre, grâce à l’utilisation d’un soundex[9]Anton Perdoncin & Pierre Mercklé, “A Daitch-Mokotoff Soundex for R”, 2021, Lubartworld ERC … Continue reading, un algorithme permettant de relier des noms orthographiés différemment mais avec une prononciation proche, il est possible de rechercher à partir d’informations phonétiquement proches ou partielles. On obtient alors une liste nominative de tous les individus correspondant à la requête effectuée (ci-dessous, le début du résultat si l’on indique « Lubartow » dans le champ « lieu de naissance »).

Champs de recherche de la BDD construite par Jean-Pierre Stroweis © droits réservés
Capture d’écran du début de la liste obtenue à la recherche « Lieu de naissance : Lubartow » © droits réservés

La base du Mémorial de la Shoah

En 1999, le Mémorial de la Shoah s’est lancé dans l’érection d’un Mur des Noms, sur lequel seraient inscrits les noms de tous les Juifs déportés de France. Pour réaliser cette entreprise, le personnel du Mémorial de la Shoah est reparti des listes de convois originelles en sa possession, qu’il a complétées par d’autres sources : les documents du « Fichier juif », c’est-à-dire plusieurs fichiers produits entre 1940 et 1944 comme ceux portant sur les Juifs arrêtés dans le département de la Seine, sur les internés de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, ou encore les cahiers de mutations[10]Le Mémorial possède une copie sur microfilm de ce fichier qui appartient aux Archives nationales. ; environ 18 000 formulaires créés par le Mémorial à l’intention du public et remplis par des proches au sujet de leurs connaissances ayant été déportées, parfois accompagnés de documents justifiant des renseignements donnés dans le formulaire ; et enfin, les carnets de fouilles de Drancy, où sont recensées les possessions des internés à leur arrivée au camp.

Pour cette institution héritière du CDJC, centre d’archives, il s’agit de rester le plus fidèle possible à la source employée. Cette « obsession de la source » comme l’a décrit Karen Taïeb, responsable des archives au Mémorial, lors de notre entretien réalisé le 5 mai 2022, est perceptible jusque dans la forme de la BDD (accessible ici) dont la création a débuté en parallèle de celle du Mur des Noms : chaque page consacrée à un individu est organisée par source, au mépris de la redondance de certaines informations[11]Ce corpus contient les listes des Juifs arrêtés à Paris, celles des internés de Drancy, … Continue reading. Chaque fois qu’un nouveau document est indexé par le Mémorial, il est relié aux « cartes d’identité virtuelles » (CIV) des individus qu’il concerne. La BDD est donc régulièrement actualisée et complétée, puisqu’elle repose sur le contenu des CIV. Par exemple, si un document vient prouver que Rosa Steinmuller n’est pas née à Loubartow, comme l’indique la liste de convoi, mais bien à Lubartów, les responsables de la BDD vont modifier afin que Rosa Steimuller soit retrouvée à la recherche « Lieu de naissance : Lubartow » ; mais la graphie présente sur la liste de convoi sera tout de même mentionnée. Il s’agit d’améliorer la BDD sans corriger les sources.

Captures d’écran de la notice de Lazare Osinski © droits réservés

La base Mémoire des Hommes

Mémoire des Hommes est le portail culturel du ministère des Armées. Créé en 2003, initialement pour publier une base de données des morts pour la France de la Première Guerre mondiale, le site a par la suite enrichi son catalogue avec des BDD traitant de différents conflits et catégories d’acteurs impliqués (des soldats morts en opération extérieure jusqu’aux victimes civiles disparues de la guerre d’Algérie). Mémoire des Hommes propose une base de données des Morts en déportation lors de la Seconde Guerre mondiale qui n’est pas issue des listes de convois. En effet, pour la plupart des morts en déportation, a fortiori les déportés raciaux, aucun certificat attestant du lieu et de la date de leur mort n’avait été émis, ce qui rendait difficile pour les proches survivants la reconnaissance de leur perte ou l’accès à des indemnités. En 1946 est créé un Bureau de l’état-civil chargé de régulariser l’état-civil des victimes ayant disparu souvent sans laisser de trace administrative, alors que « les actes de décès établis par les autorités nazies à l’époque, ou leurs copies conformes adressées par l’Allemagne après-guerre, ne sont pas reconnues comme des preuves suffisantes[12]Texte de présentation de la base des « Morts en déportation » par Alain Alexandre et … Continue reading ». La procédure de régularisation découle d’une demande des proches survivants et entraîne l’ouverture d’un dossier individuel, entreposé au Service historique de la Défense (SHD) à Caen. À partir du 15 mai 1985, la mention « Mort en déportation » a aussi pu être apposée sur l’acte de décès, une fois de plus sur demande ; les personnes ayant reçu cette mention sont citées au Journal officiel le jour où elle leur est accordée. La BDD disponible sur le site correspond à la saisie des dossiers du SHD et pour chaque fiche nominative, la cote correspondante est citée. La quantité d’informations accessible en ligne est inférieure à celle des BDD présentées ci-avant car ce portail a d’abord pour rôle de renvoyer vers les dossiers physiques, consultables à Caen.

Extrait du JORF où Hejnoche Langman reçoit la mention « mort en déportation » © JORF, numéro 024 du 29/01/1993, p. 1522

La base de MémorialGenWeb

Le site Mémorial GenWeb est quant à lui créé en 2000 par Éric Blanchais, passionné de généalogie, afin de « recenser et honorer » les Morts pour la France en s’appuyant sur les noms inscrits sur les monuments aux morts, les plaques et cimetières militaires. D’abord liste de discussion, « réalisation “artisanale”[13]Consulté le 4 juillet 2022 : https://www.memorialgenweb.org/memorial3/html/fr/presentation.php » selon les mots de ses administrateurs, MémorialGenWeb prend de l’ampleur, jusqu’à héberger aujourd’hui plusieurs BDD complétées par une équipe de 32 bénévoles réunis dans l’Association des Contributeurs et Administrateurs de MémorialGenWeb. Les sources employées sont donc principalement des mémoriaux comme la stèle « À la mémoire de nos chers déportés victimes du nazisme » de Bagneux, gérée par l’Association des amis de Lubartów, mais aussi « des visiteurs [du site] ayant confié des informations sur leurs proches ».

Photographie de la stèle de l’Association des amis de Lubartów au cimetière de Bagneux (au premier plan, surmontée de l’étoile de David) © Inès Baude & Louise Bur, avril 2022

Discussion critique des modes de constitution et d’interrogation des BDD

Afin de retrouver les déportés originaires de Lubartów, nous avons d’abord effectué une recherche dans ces quatre BDD par « lieu de naissance », avec les mots-clés « Lubartow » et « Lubartowa »[14]La forme « Lubartowa » est le génitif en polonais, qui sert notamment à signifier la provenance … Continue reading. Suite à l’obtention de résultats différenciés (121 résultats dans la base Klarsfeld-Stroweis, 84 dans celle du Mémorial de la Shoah, 60 dans la base Mémoire des Hommes et 18 dans celle de MemorialGenWeb), nous avons pointé dans la base du Mémorial de la Shoah les noms qui étaient apparus dans les autres BDD, mais pas dans celle du Mémorial. Nous en avons retrouvé une écrasante majorité, avec cependant de fréquentes variations d’informations entre les bases. Ainsi le « cas Langman », développé plus bas, illustre bien les différences observées entre les bases et la manière dont celles-ci dépendent de la manière dont elles ont été constituées, ce qui rend nécessaire le travail d’analyse critique préalable entrepris dans cet article.

Bases « propres » ou bases « sales » ?

La BDD Klarsfeld-Stroweis est issue de la conjonction des choix méthodologiques des deux hommes. Concernant les noms, Serge Klarsfeld a décidé de les renseigner tels qu’ils étaient inscrits dans les registres de déportation et non dans les actes de naissance des déportés lorsque les informations différaient[15]Serge Klarsfeld, Mémorial de la déportation… op. cit., p. 10. ; toutefois, en cas de divergence, il a réuni les familles sous le même patronyme pour ne pas les séparer. De même, lorsque des enfants étaient reconnus par leur père au nom différent de celui de la mère, les deux patronymes sont indiqués afin de garder encore une fois les familles unies. Jean-Pierre Stroweis s’est lui appliqué à unifier les noms de lieu selon l’orthographe couramment en usage en 2019 avec toutes ses diacritiques locales[16]Introduction française à la version en ligne et augmentée du Mémorial de la Déportation des … Continue reading. En effet, une même ville était souvent inscrite sous différents noms officiels (comme « Warschau » ou « Warsawa » pour Varsovie) ou bien selon l’orthographe comprise par la personne constituant les listes de convoi. Il a également corrigé les adresses en France si elles contenaient des « erreurs mineures[17]Ibid. ». Jean-Pierre Stroweis précise que « l’utilisation massive de techniques informatiques a permis de détecter et corriger un petit nombre d’erreurs ou d’imprécisions[18]Ibid. Il ne précise toutefois pas quelles erreurs ont été informatiquement corrigées, ni ce … Continue reading », et donc d’accélérer cette phase de simplification, actualisation et unification – celles-ci ayant pour objectif de dresser plus simplement des statistiques[19]Cet objectif est envisagé par Klarsfeld lui-même dans sa préface de 2012 : « Nous avons … Continue reading, mais aussi d’aider la recherche généalogique[20]« En redonnant à chacun le nom de la ville ou du village de sa naissance, cet outil contribue, … Continue reading. L’une des priorités affichées pour cette BDD est en effet la simplicité pour l’utilisateur : le fonctionnement du moteur de recherche est en effet intuitif et les résultats synthétisés avec une ligne par individu, une colonne par information, sont facilement lisibles. On peut parler d’une BDD « nettoyée » ou « propre » (clean data en anglais), c’est-à-dire dont les données « incorrectes, altérées, mal formatées, dupliquées ou incomplètes » ont été retirées[21]https://www.tableau.com/learn/articles/what-is-data-cleaning : « Data cleaning is the process of … Continue reading.

Si les BDD « propres » sont appréciées par les généalogistes, les chercheurs en sciences humaines et sociales auraient tendance à préférer des BDD « sales » comme celle du Mémorial de la Shoah, c’est-à-dire qui laissent apparents les renseignements multiples et parfois contradictoires des sources à partir desquelles elles sont construites. En effet, dans un article défendant l’importance d’utiliser des bases de données « sales » pour la recherche en sciences humaines et sociales, Claire Lemercier et Claire Zalc écrivent que la « verbosité » des BDD « est un signe que la transformation de la source en données s’est produite à travers notre propre processus de réflexion[22]« Their verbosity is a sign that the transformation from source to data (notes) happened through … Continue reading » et, en fin de compte, que l’ambiguïté de la source a été prise en compte par le chercheur.

Dans le cas des Lubartowiens déportés de France, les différentes sources employées sont très souvent équivoques en raison des contextes de leur production. Les listes de convoi, par exemple, sont constituées parfois à la hâte, par des employés qui ne sont pas nécessairement familier des noms et des villages polonais ; en outre, les détenus peuvent aussi être amenés à déclarer une identité ne correspondant pas aux autres documents les concernant. Chaja Necha Anklewicz, survivante, est inscrite dans un carnet de fouilles de Drancy comme « Chaja Anklewicz » et se serait déclarée « Hélène » au moment de l’inscription sur les listes de convoi, prénom qui a été apparemment refusé[23]Notice individuelle de Chaja Necha Anklewicz sur le site du Mémorial de la Shoah (consultée le … Continue reading. Les variations de graphie probablement dues à la prononciation sont aussi monnaie courante : ainsi, l’homme nommé Lazare Cwejman dans la BDD Klarsfeld-Stroweis est Lejzor Cwejman dans la Mémoire des Hommes, ou encore Zwaimann dans celle du Mémorial de la Shoah. Les BDD les plus exploitables par des chercheurs en sciences humaines et sociales sont donc les bases « compliquées, dans le sens de riches en informations toujours systématiquement acquises et inscrites d’une façon structurée[24]« They [data bases] are good if they are complicated, in the sense of rich in information but … Continue reading » dans lesquelles chaque information est reliée au document dont elle est issue, car cela laisse ensuite la possibilité aux chercheurs de s’interroger sur les écarts entre les archives. Comme le soulignent Claire Lemercier et Claire Zalc en conclusion de leur article, « les données sont bonnes pour réfléchir, même, ou surtout, quand elles produisent de nouvelles questions plutôt que des réponses définitives[25]« Data are good for thinking, even, or especially, when they produce new questions rather than … Continue reading ».

Les limites de l’interrogation des bases de données : une impossible exhaustivité

Comment se fait-il que l’on ne retrouve pas toujours les mêmes personnes dans ces quatre BDD, si leur champ est supposé identique (c’est-à-dire les déportés juifs depuis la France) ?

La BDD Klarsfeld-Stroweis s’appuie comme nous l’avons dit avant tout sur les listes de convois de déportation. Toutefois, Serge Klarsfeld ne s’est pas arrêté là : il a notamment créé une association avec des bénévoles qui ont pu recueillir des témoignages de personnes dont des proches avaient été déportés, mais dont aucune trace n’était restée dans les archives[26]« Serge a continué à travailler, donc depuis cette époque-là et jusqu’à encore … Continue reading. Ces informations ainsi que l’uniformisation informatique des toponymes décrite plus haut ont permis d’augmenter le nombre de résultats et expliquent que nous y trouvions 121 Lubartowiens déportés depuis la France.

Dans le cas de la BDD du Mémorial de la Shoah, nous n’avons pu retrouver que ceux qui avaient été indexés avec comme lieu de naissance « Lubartow » ou « Lubartowa » (84 individus) car cette BDD n’utilise pas de soundex : ainsi, l’orthographe choisie pour la requête conditionne fortement les résultats obtenus. À partir des résultats que nous avons obtenus dans les autres BDD, nous avons pu retrouver par une recherche nominative 28 Lubartówiens qui n’étaient pas apparus à la requête « lieu de naissance : Lubartow », car probablement mal indexés. Bien que la BDD soit régulièrement mise à jour en fonction des informations apportées par de nouvelles sources, la vérification n’est pas systématique. Rosa Steinmuller et Dov Parmet sont tous deux nés à « Loubartow » selon la liste de convoi ; Rosa Steimuller ressort à la recherche par « Lubartow » car sa CIV a probablement été correctement réindexée, tandis que nous n’avons retrouvé Dov Parmet que grâce à une recherche nominative. D’autres Lubartówiens présumés sont inscrits à « Lublin » (comme Aron Cwajman), à « Pologne » (comme Abraham Goldfarb et Chana Irensztejn) ou encore sous de nombreuses orthographes qui ne correspondent à aucun lieu existant[27]D’après une recherche sur un site officiel du gouvernement polonais recensant tous les noms de … Continue reading et seraient probablement une mauvaise transcription de Lubartów sur la liste de convoi. Ainsi, lorsque l’on effectue une recherche dans cette BDD, il est nécessaire de prendre en compte cette limite de l’indexation et de compléter autant que faire se peut avec des recherches nominatives.

La BDD Mémoire des Hommes indique quant à elle 60 Lubartowiens déportés de France. Ce nombre (deux fois plus petit que celui de la base Klarsfeld-Stroweis) s’explique tout d’abord car elle ne recense que les morts en déportation. Toutefois, seuls cinq Lubartowiens de notre population ayant survécu à leur déportation, l’explication se trouve ailleurs. La base Mémoire des Hommes ne présente que les personnes pour qui une demande de régularisation d’état-civil a été déposée ; or, ceci nécessite qu’au moins un proche de la victime ait été présent en France après-guerre, ait entendu parler de la procédure et ait effectué la démarche – trois conditions qui ne pouvaient sans doute être remplies pour tous les Juifs déportés depuis la France.

Fiche nominative de Heny Eizikman © Mémoire des Hommes

Enfin, le site MemorialGenWeb ne permet d’effectuer une recherche par lieu de naissance qu’à partir de la base centrale du site, qui ne concerne pas que les déportés, mais aussi les soldats « Morts pour la France », les étrangers morts sur le territoire français ainsi que toutes victimes civiles de fait de guerre. On y retrouve 19 Lubartówiens (dont un en double) lorsque l’on effectue la recherche : 17 déportés et deux soldats morts en France comme Icek Judko Perec, le père de l’écrivain Georges Perec (voir sa fiche ci-dessous). Les sources sont à chaque fois mentionnées ; il s’agit la plupart du temps d’un numéro du Journal officiel ou du relevé des informations inscrites sur une stèle commémorative. Là encore, le type de sources utilisées par les administrateurs de la base détermine grandement les résultats obtenus lors de la recherche ; ne sont inscrits dans la base que les individus dont les noms figurent sur une stèle ou dont la mort apparaît dans le Journal officiel, ce qui n’est pas le cas de toutes les victimes de la déportation. Cela explique le moindre nombre de déportés saisis dans cette base.

Fiche de Icek Perec © MemorialGenWeb

L’historien et les BDD comme outil de recherche

Croiser les BDD pour constituer une population

Malgré leur non-exhaustivité ou leurs lacunes, comment les chercheurs peuvent-ils néanmoins utiliser ces BDD ? Il est tout d’abord possible de les croiser entre elles afin de circonscrire une population. En raison de la transparence sur les sources qu’elle propose, la BDD du Mémorial de la Shoah a été notre instrument de travail privilégié lors de cette recherche. À partir des 121 résultats obtenus dans la base Klarsfeld-Stroweiss (plus grand nombre de résultats parmi les quatre BDD), nous avons recherché nominativement dans la BDD du Mémorial de la Shoah les personnes qui n’y apparaissaient pas à la requête « lieu de naissance : Lubartow ». Ces derniers étaient tous présents, avec d’autres lieux de naissance indiqués. Pour 28 d’entre eux, le choix a été fait de les ajouter à notre population, car les informations disponibles dans la base du Mémorial nous ont semblé suffisamment concordantes avec une origine lubartowienne (proximité phonétique du lieu de naissance indiqué, lieu de naissance indiqué non-existant, etc.). Le croisement des BDD nous a donc permis de constituer une population des Lubartowiens déportés de France comprenant 105 personnes (110 si nous comptons les cinq déportés de Malines, dans le Pas-de-Calais, alors sous l’administration militaire de Belgique et du Nord de la France).]

Exploiter les écarts entre BDD pour étudier la trajectoire d’un individu

Comme nous l’avons vu, lorsque nous recherchons une personne, toutes les informations disponibles dans la BDD à son sujet apparaissent. Cette structuration des BDD facilite donc l’étude des trajectoires individuelles. Nous nous sommes intéressés au nommé « Hejnoche Langman » dans la base du Mémorial de la Shoah, car son cas nous a interpellé pour deux raisons : il est présent dans toutes les bases que nous avons citées sous des prénoms différents (Hejnoch, Hejnoche, Resneck ou Rejnock) et il apparaît aussi dans d’autres listes et BDD que nous avons étudiées (stèle de Bagneux, livre du souvenir de Lubartów, registre des décès d’Auschwitz) ; il est présent deux fois dans la base Mémoire des Hommes.

Les informations à son sujet diffèrent d’une source à l’autre mais, malgré les variations, le nom de famille (Langman, parfois avec deux « n ») et l’année de naissance (1893) restent identiques d’une base à l’autre ; en outre, en yiddish, le « h » est la translittération de la lettre hey (ה) au son plus marqué qu’en français et finalement pas si éloigné d’un « r »[28]Voir https://www.yivo.org/Yiddish-Alphabet (consulté le 17 mai 2022).. Nous avons donc estimé que les chances qu’il s’agisse de la même personne étaient assez conséquentes pour l’étudier comme tel.

Chaque résultat obtenu dans la BDD Mémoire des Hommes correspond à un dossier créé après-guerre à la demande de proches. Il semblerait donc que la démarche ait été effectuée à deux reprises pour Langman, probablement par deux personnes ou groupes de personnes différents car il est une fois inscrit « Hejnoche » et une autre fois « Rejnock » et que les dates de décès ne correspondent pas. Pour une raison inconnue – peut-être parce que les prénoms ont paru trop dissemblables et les autres informations trop peu concordantes –, la jonction entre les deux dossiers n’a pas pu être effectuée. Ainsi, Hejnoche puis Rejnock ont tous deux reçu la mention « Mort en déportation » sur leurs actes de décès, par arrêté respectivement le 16 décembre 1992 et le 4 juin 2015[29]Arrêtés trouvables aux adresses suivantes : … Continue reading. Si Hejnoche et Rejnock sont bien la même personne, ce double signalement au SHD pourrait indiquer un clivage entre les proches survivants de Langman prêts à le commémorer.

Dans le « cas Langman », ce sont surtout les très nombreuses incohérences entre les bases et les sources qui sont remarquables. L’année de naissance est toujours la même, mais le jour est soit non précisé (ou noté 01/01, ce qui signale une date inconnue), soit le 1er septembre selon le deuxième dossier du SHD[30]Fiche nominative de Rejnock Langman, Mémoire des Hommes (consulté le 29 juillet 2022)., la BDD Klarsfeld-Stroweis et le registre des décès du camp d’Auschwitz-Birkenau (Sterbebuch)[31]Voir la description des Sterbebücher dans l’article de Eva Bitton et Théophile Leroy [en ligne] … Continue reading. Sa date de décès est tout aussi fluctuante : ses mentions dans Mémoire des Hommes disent « 20 septembre 1942 » et « 24 juin 1942 », Memorial Gen Web « 20 octobre 1942 » – alors qu’en cherchant dans le Sterbebuch, il est déclaré mort le 13 juillet 1942. D’où viennent chacune des dates ? Certaines seraient-elles issues de témoignages de détenus ayant été déportés avec Langman ou ayant vécu quelque temps au camp avec lui ? S’agit-il d’une date de convention, plaçant le décès un nombre précis de jours après la déportation (Langman étant parti le 22 juin 1942 dans le convoi no 3) ? Les écarts sont-ils assez importants pour suggérer qu’il existait un Rejnock et un Hejnoche, l’un des deux étant passé sous les radars du Standesamt, le bureau d’état-civil du camp d’Auschwitz ? Ou bien les variations de dates et d’orthographes de son prénom témoignent-elles d’une confusion autour de la personne de Langman, que celle-ci soit involontaire ou instrumentalisée par lui de son vivant ?

Partially preserved death records of Auschwitz prisoners, consulté le 4 juillet 2022 © droits réservés

Quoi qu’il en soit, le croisement des différentes BDD prouve ici que le doute persiste au sujet de l’identité de « Hejnoche » Langman et nous invite à poursuivre l’investigation plus en profondeur, par exemple dans les archives de l’International Tracing Service. Les BDD de déportés permettent ainsi au chercheur de mettre en lumière des phénomènes comme la variabilité des noms au gré d’un parcours migratoire en partie sous la coercition, comme celui de Langman, entre Lubartów, Paris, Drancy et Auschwitz.

 


Conclusion

On l’a vu, si le projet de dresser des listes recensant les morts en déportation voit le jour dans les années 1970, c’est plus récemment au début des années 2000 que les BDD sont élaborées. Elles ouvrent de nombreuses possibilités pour les utilisateurs, que ce soit en termes de lisibilité, d’accessibilité, de clarification ou bien de facilitation à la recherche par de nombreuses entrées permettant de retrouver plus facilement un déporté ou un groupe de déportés. Cependant, afin de pouvoir mobiliser efficacement une BDD, il est nécessaire d’en connaître les modalités de constitution, notamment à propos des sources employées et des choix méthodologiques effectués. En effet, le cas Langman présenté ici nous montre qu’un même individu peut être retrouvé sous plusieurs patronymes et avec des informations divergentes dans différentes bases. L’analyse préalable de l’architecture des BDD permet ainsi d’exploiter positivement ces différences entre les bases, ces anomalies apparentes, en invitant le chercheur à se poser de nouvelles questions sur les sources et ce qu’elles disent des individus qui y apparaissent : pourquoi telle base présente telles informations, selon quelles sources ? Comment expliquer les différences entre les sources qui apparaissent lorsque l’on mobilise plusieurs BDD ? En analysant a priori la manière dont les BDD réorganisent les données disponibles sur les déportés de France, elles deviennent alors de formidables outils pour la recherche, rendant saillants des éléments significatifs auparavant difficilement décelables.

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