Enregistrer la mort à Auschwitz : le certificat de décès comme source pour l’histoire de la Shoah

par Eva Bitton & Théophile Leroy

 

« Le Standesamt […] avait trois fonctions : l’enregistrement des naissances, des mariages et des décès.

À Auschwitz, bien sûr, les deux premières fonctions étaient inexistantes, ou presque,

et l’accent était mis sur l’enregistrement des décès » [1]Procès-verbal de la déposition de Raya Kagan, déportée juive employée au Standesamt … Continue reading

 

Le 8 juin 1961, Raya Kagan, déportée juive et employée au bureau de l’état civil du camp d’Auschwitz-Birkenau, témoigne au procès Eichmann. Sa déposition constitue une source orale décisive pour percer à jour les logiques bureaucratiques qui président à la production falsifiée des certificats de décès émis par le bureau de l’état-civil, le Standesamt, et le rôle central qu’a joué ce service dans la dissimulation des opérations d’extermination menées à Auschwitz.

Au sein de l’espace concentrationnaire, l’enregistrement de la mort est un acte bureaucratique ordinaire et constitue une des prérogatives du Standesamt, organe dépendant de la « section politique » (Politische Abteilung) du camp. Comme tout acte d’état-civil, le certificat de décès revêt une valeur officielle et performative en ce sens que l’émission de ce document écrit fabrique une réalité sociale admise par des acteurs politiques au sujet de l’état juridique d’un individu, ici le décès. À Auschwitz-Birkenau cependant, le certificat de décès prend une tout autre valeur : son émission est intégrée à l’entreprise de falsification du quotidien concentrationnaire et de dissimulation du processus d’extermination.

Dans le champ de l’histoire de la Shoah, les certificats de décès émis par le camp d’Auschwitz-Birkenau constituent un ensemble documentaire encore peu étudié, à l’exception de Claire Zalc et Nicolas Mariot, qui les mobilisent dans leur étude prosopographique des trajectoires des Juifs lensois à Auschwitz [2]Claire Zalc & Nicolas Mariot, Face à la persécution. 911 juifs dans la guerre, 2010, Paris, … Continue reading. Comme ils le soulignent, travailler sur les certificats de décès émis par le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, c’est d’abord s’intéresser à un corpus extraordinaire pour deux raisons. D’abord, les déportés « certifiés » ont comme point commun le fait d’avoir été enregistrés comme décédés à l’intérieur du camp. Ce qui est un fait rare car, à partir de juillet 1942, la majorité des déportés est assassinée par le gaz dès l’arrivée des convois avec, par exemple, des taux de sélection qui oscillent entre 4 et 10% pour les onze convois partis de France entre le 21 août et le 14 septembre 1942 [3]Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, 2015, p. 48.. La notification de la mort d’un déporté à Auschwitz-Birkenau signifie dès lors que ce dernier a survécu à la sélection à la descente des convois. A l’inverse, l’état civil des personnes non-sélectionnées, immédiatement conduits vers les chambres à gaz, est seulement inscrite sur les listes de départ.

La masse documentaire est conséquente : les archives du camp d’Auschwitz-Birkenau contiennent aujourd’hui près de 69 000 certificats de décès enregistrés du 29 juillet 1941 au 31 décembre 1943 et conservés dans 46 volumes intitulés Sterbebücher, soit « registre des décès » [4]Auschwitz-Birkenau Memorial and Museum : « Sterbebücher ». Accessible à : … Continue reading. Ces dizaines de milliers de documents ne permettent cependant pas de saisir de façon exhaustive les décès au sein du camp : un nombre difficilement quantifiable de certificats de décès ont été détruits par les responsables nazis lors de l’évacuation du camp. En 2021, Krzysztof Antonczyk, responsable du répertoire numérique des archives du musée d’Auschwitz, estime qu’au total, environ 400 000 individus ont été enregistrés à leur arrivée au camp tandis que 905 000 personnes ont été directement conduites aux chambres à gaz après leur descente des wagons [5]Cette estimation est le résultat d’un projet scientifique commun des Arolsen Archives et du … Continue reading. Mais surtout, l’administration nazie du camp a exercé un pouvoir arbitraire et évolutif sur l’enregistrement des décès. Le témoignage de Raya Kagan précise par exemple qu’à partir du 25 février 1943, le Standesamt arrête d’émettre des certificats pour les décès des détenus juifs du camp.

Depuis l’espace français, au moins 116 personnes nées à Lubartów ont été déportées à Auschwitz [6]Ce chiffre est le résultat d’une recherche avec le lieu de naissance « Lubartów » au sein … Continue reading. Sur ces 116 déportés, 29 certificats de décès ont pu être identifiés grâce à l’exploitation des ressources documentaires des Arolsen Archives (anciennement International Tracing Service, ITS) [7]La ville de Bad Arolsen, dans la Hesse, est le lieu où sont conservées les archives de … Continue reading. Dès lors, comment la recherche historique peut se saisir de ce matériau détourné par l’administration nazie pour documenter l’extermination des populations juives européennes au sein de ce complexe concentrationnaire ? Comme utiliser cette source pour écrire les trajectoires des déportés originaires de Lubartów à Auschwitz-Birkenau ? Ici, le premier mouvement est consacré à l’étude des acteurs et services engagés dans la production et la circulation du certificat de décès. Ensuite, il s’agit d’analyser précisément ce document pour comprendre les logiques de contournement et les langages d’euphémisation qu’il contient. Enfin, l’absence de certificats de décès pour certains déportés permet d’éclairer le rôle décisif du Stantdesamt dans la dissimulation des assassinats de masse opérés à Auschwitz-Birkenau. Cette enquête propose des pistes de réflexion sur l’usage d’une telle source pour écrire l’histoire de la Shoah [8]Cet article a été réalisé dans le cadre du séminaire « Enquêter sur les migrations et les … Continue reading.

Certificat de décès, Chaja Melzak, Auschwitz-Birkenau, 18.9.1942, 1.1.2.1/ 601665/ITS Digital Archives,  Arolsen Archives, AN. Pour plus d’informations et documents sur l’histoire de la famille Melzak à Paris, voir : Notice individuelle de Chaja Melzak, Mémorial de la Shoah, disponible à : https://ressources.memorialdelashoah.org/notice.php?q=fulltext%3A%28melzak%29%20AND%20id_pers%3A%28%2A%29&spec_expand=1&start=0
Raya Kagan au procès d’Adolf Eichmann, 8.6.1961, session 70, filmée par Leo Hurwitz, Steven Spielberg Jewish Film Archives, Jerusalem. Disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=TtXJNcwT1cE&ab_channel=EichmannTrialEN

Enregistrer la mort : les acteurs bureaucratiques de la production du certificat de décès à Auschwitz-Birkenau

L’administration d’un camp de concentration (Konzentrationslager, KL) est divisée en cinq départements : bureau de l’état-major (I), bureau politique (II), bureau de la détention préventive (III), bureau administratif (IV) et bureau médical (V) [9]Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017, … Continue reading. Le bureau II (Politische Abteilung, PA) est responsable de l’enregistrement des détenus et conserve leurs dossiers personnels et photographies. Outre sa mission de surveillance et de contrôle des internés, c’est ce département qui a la charge d’enregistrer les décès survenus dans le camp. Une des particularités de ce bureau réside dans sa composition de policiers de carrière, à l’inverse des autres bureaux du camp dominés par des officiers SS de formation. Par exemple, Maximilian Grabner (1905-1948), chef du PA à Auschwitz-Birkenau de mai 1940 à novembre 1943, travaillait à la direction de la police criminelle de Vienne au début des années 1930 avant de rejoindre la SS en 1938. L’originalité de la composition de ce département s’explique par la fonction civile et policière qui lui est attribuée et qui le distingue des autres départements. Ainsi, les membres du PA bénéficient d’une autonomie relative face à Rudolf Höss – commandant SS du camp lui-même subordonné à l’Inspection des camps de concentration (Inspektion der Konzentrationslager, IKL) – en ce qu’ils dépendent de l’Office central de la sûreté du Reich (Reichssicherheitshauptamt, RSHA) et de ses deux branches policières, Gestapo et Kripo, responsables de l’envoi de l’essentiel des déportés vers Auschwitz.

Arolsen Archives : « Organigramme des services SS en charge de l’administration des camps de concentration ». Accessible à : https://eguide.arolsen-archives.org/fileadmin/eguide-dokumente/KZ/KZ _1_Einleitung/Organigramm_dtplus engl.jpg

Le PA est lui-même subdivisé en plusieurs offices afin d’effectuer ses deux principales missions : la première consiste à assurer la surveillance du camp grâce à un service d’identification (Erkennungsdienst) ou d’enquêtes (Ermittlungen), la seconde est dédiée à l’enregistrement des détenus, prérogative de la Registratur et du service de l’état-civil (Standesamt). Ce dernier service est placé sous l’autorité du SS Walter Quakernack (1907-1946), également responsable du crématorium numéro 1, faisant du PA l’organe au cœur  de la gestion matérielle et administrative des décès à Auschwitz-Birkenau.

De fait, le PA est aussi responsable de l’arrivée des convois et de la gestion des crématoriums. Leurs membres participent activement au processus de sélection. Exécutant de l’extermination et acteur direct de la disparition matérielle des corps, le PA assure, dans le même temps, l’émission quotidienne de certificats de décès des détenus sélectionnés pour entrer dans le camp. Cette double fonction, en apparence contradictoire, entre actions criminelles d’assassinats collectifs et missions ordinaires d’enregistrement des décès est au cœur même de la dualité fonctionnelle d’Auschwitz-Birkenau dans l’appareil d’extermination nazi, à la fois conçu comme un camp de concentration et un centre de mise à mort.

Comme dans l’ensemble des KL, une des prérogatives majeures du PA d’Auschwitz-Birkenau est de réguler les entrées et les transferts, de contrôler les flux de prisonniers et d’enregistrer les décès. Conçu par les autorités nazies comme un modèle disciplinaire de régénération de l’esprit allemand et de redressement de la déviance sociale et politique, les KL ont d’abord une fonction répressive. Les premiers camps créés par la SS à Dachau et Oranienburg n’ont d’ailleurs pas pour vocation initiale l’administration de la mort de masse et l’assassinat systématique des Juifs. Dans le contexte d’avant-guerre et jusque dans les premières années du conflit, les certificats de décès émis par les KL font l’objet d’un enregistrement régulier et sont envoyés aux familles des victimes comme signe apparent du fonctionnement ordinaire d’un tel lieu répressif [10]Arolsen Archives : « Sterberegistereintrag für im KZ verstorbene Häftlinge ». Accessible … Continue reading.

Certificat de décès, Abel Werner, Dachau, 16.10.1935, 1.1.6.2/9956854/ITS Digital Archive, Archives nationales (AN).

Les certificats sont aussi intégrés à la circulation bureaucratique de l’information : les décès de détenus au sein d’un KL sont connus au sein des divers organismes du RSHA, les PA étant chargés d’assurer la bonne circulation des informations. C’est pourquoi le Standesamt d’Auschwitz assure les fonctions apparentes d’un bureau d’état civil ordinaire dédié à l’enregistrement en bonne et due forme du décédé.

Jusqu’en 1941, les certificats de décès étaient produits par les SS eux-mêmes [11]Raya Kagan, Des femmes dans le bureau de l’enfer…, op. cit., p. 72.. Mais à partir du printemps 1942, le PA d’Auschwitz-Birkenau est pleinement engagé dans l’extermination des populations juives déportées depuis l’ensemble de l’Europe [12]Période à laquelle est mise en place la Solution finale à l’échelle européenne décidée à … Continue reading. L’arrivée massive de convois prévus pour l’extermination entraîne une transformation de la composition et des fonctions du PA qui assure désormais la sélection des déportés en lien avec les médecins du bureau V et des officiers SS des bureaux I et III. Les déportés qui survivent à la sélection sont conduits aux bâtiments d’enregistrement, situés au nord d’Auschwitz I. C’est là que les fonctionnaires du PA les enregistrent en utilisant un questionnaire d’entrée standardisé (Häftlingspersonalbogen).

Questionnaire d’entrée, Abraham Rotstein, 31.10.1943, Auschwitz-Birkenau, 1.1.2.1/501187/ITS Digital Archive, AN

C’est à partir de ce questionnaire d’entrée que le certificat de décès, le cas échéant, est ensuite réalisé. Les informations personnelles figurant dans la partie supérieure du formulaire sont basées sur les réponses données par les détenus lors de l’entretien. Les nouveaux arrivants devaient livrer les informations sur eux-mêmes et leur famille aux membres du PA. Raya Kagan relate ainsi son propre enregistrement [13]Raya Kagan, Des femmes dans le bureau de l’enfer, Paris, Fils et filles des déportés juifs de … Continue reading :

« Chaque prisonnière reçut un numéro ordinal et remplit un questionnaire. Outre le prénom, nom, date et lieu de naissance, elle devait aussi inscrire le nom de son mari et le nombre de ses enfants, mentionner ses études, son métier et sa dernière adresse. Dans la marge en bas, la direction notait sa date d’emprisonnement, le jour d’arrivée du convoi et le siège de la police ayant envoyé la détenue à Auschwitz. En marge du questionnaire, ils notaient l’appartenance nationale et parfois aussi le “crime” du prisonnier. […] Le questionnaire lui-même, portant la signature du prisonnier, était conservé dans le dossier de la Section politique du camp, sa copie, sans signature, restait au bureau. »

Le camp recevant au fil de l’extension des logiques d’extermination des convois provenant de régions de toute l’Europe, le PA doit mobiliser un nombre croissant de détenus maîtrisant une grande diversité de langues. Raya Kagan relate leur recrutement, à mesure qu’Auschwitz-Birkenau devient un lieu de mise à mort européen :

« En cette époque [juin 1942], les victimes étaient d’origine polonaise et les employés du Standesamt devaient savoir l’allemand et le polonais. A ces exigences répondaient les habitants de Haute Silésie, mélange de Polonais et d’Allemands dont les nazis avaient annexé le territoire à la Grande Allemagne et à qui, dans leur grande bonté, ils avaient accordé la nationalité allemande : Volksdeutschtum. Presque tous les prisonniers qui travaillaient à la section politique et au Standesamt étaient de Haute Silésie. A l’heure où arrivèrent les Juifs de Slovaquie et de France, ils avaient déjà acquis de l’ancienneté dans ce travail et on avait aussi besoin des langues de ces pays. La direction du camp introduit alors des ressortissantes de ces pays pour le travail de bureau et début mai, plus de vingt Juives de Slovaquie furent engagées dans les bureaux. »[14]Raya Kagan, Des femmes dans le bureau de l’enfer…, op. cit., p. 73.

Raya Kagan est recrutée au PA grâce à ses connaissances linguistiques en yiddish, russe, allemand, polonais et français. Il n’est cependant pas certain qu’elle participe aux entretiens des détenus, mission parfois assurée par des policiers de la Gestapo de la ville de Katowice qui sont formés pour remplir la seconde partie du questionnaire d’entrée consacrée aux données administratives et carcérales du détenu fournies par les services policiers décisionnaires de la déportation [15]Arolsen Archives : “Häftlingspersonalbogen”. Accessible à : … Continue reading.  Le recrutement et le fonctionnement du Standesamt témoignent ainsi du rôle central occupé à partir de 1942 par Auschwitz-Birkenau dans l’extermination des Juifs d’Europe et des modifications entreprises par le camp pour la mettre en œuvre. En continuant d’émettre des certificats de décès au sujet de détenus enregistrés et morts dans le camp, le Politische Abteilung, département au statut particulier, participe pleinement à l’effort de dissimulation des meurtres de masses et des assassinats sommaires qui s’opèrent à Auschwitz en maintenant l’apparence ordinaire d’un simple camp de concentration. L’analyse de ces certificats de décès révèle ainsi la duplicité et l’euphémisation à l’œuvre dans la volonté de masquer les preuves des meurtres de masse.

Couverture du second Sterbebuch, Auschwitz-Birkenau, 1943, 1.1.2.1/ 513988/ITS Digital Archive, AN

Falsifier la mort : dissimulations et contournements à l’œuvre au sein des certificats de décès

Dans son aspect formel, le certificat de décès émis par le Standesamt d’Auschwitz-Birkenau se présente comme un document classique d’acte civil, comparable à un certificat issu d’une municipalité allemande des années 1930. Seul signe de standardisation, le lieu, « Auschwitz », est pré-imprimé et l’employé doit seulement ajouter la date en haut à droite. Ce document n’est pas rempli à la main mais à l’aide d’une machine à écrire. Il présente un numéro d’ordre en haut à gauche, suivi de l’année de l’émission. Ensuite, le métier, le prénom suivi du nom et éventuellement du nom de jeune fille sont indiqués. Les informations sur le décès − lieu, date et heure − sont renseignées ainsi que l’adresse du décédé qui correspond à la dernière résidence donnée par le détenu lors de son interrogatoire à l’entrée du camp. Le certificat présente aussi une entrée pour préciser le lieu et la date de naissance du détenu décédé mais également l’identité de ses parents et de son éventuel conjoint. Ces informations sont parfois très précises : certains certificats indiquent par exemple si le père est décédé, ou la ville de résidence du conjoint si ce dernier est en vie.

La seconde partie du certificat indique l’identité du médecin qui a certifié le décès, ainsi que la cause du décès. Enfin, la dimension officielle du certificat est marquée par la signature et le cachet du Standesbeamte, l’officier d’état-civil, qui est toujours Walter Quakernack. Ainsi, le certificat numéro 21819/42 indique que le tailleur Moritz Szerman,   un Juif, né à Lubartów le 22 janvier 1888 et résidant 9 rue Sainte-Lucie dans le 15e arrondissement de Paris, fils de Berek et de Mala Gastman, marié à Anna Rubinstein, est décédé le 18 août 1942 à 22h15 à la Kasernestrasse d’Auschwitz. C’est le médecin Meyer qui atteste sa mort avec comme cause « insuffisance cardiaque par catarrhe intestinal » (Herzschwäche bei darmkatarrh). Son certificat de décès, signé par Quakernack, est émis par le Standesamt le 25 août 1942, soit 7 jours plus tard.

Certificat de décès, Moritz Szerman, Auschwitz-Birkenau, 25.8.1942, 1.1.2.1/621688/ITS Digital Archives,  Arolsen Archives, AN

L’examen de ce certificat témoigne de la dissimulation opérée par l’administration du camp pour travestir les circonstances de la mort. Tout d’abord, aucun indice ne permet de savoir qu’Auschwitz est un camp de concentration. Il n’y a aucun lien qui relie le décédé à son statut de prisonnier : son matricule n’y figure pas, quant au lieu, désigné comme la Kasernestrasse – soit la rue de la caserne – il est rattaché à la commune d’Auschwitz et non au camp. Ce phénomène s’observe dans les autres camps de concentration. Au camp de Dachau par exemple, les certificats indiquent, entre 1933 et 1939, le village de Prittlbach, situé à quelques kilomètres, comme lieu d’enregistrement des décès [16]Voir supra : Certificat de décès, Abel Werner, Dachau, 16.10.1935, 1.1.6.2/9956854/ITS Digital … Continue reading. Au procès Eichmann, Raya Kagan explique l’importance accordée à la mention du lieu du décès :

« Kasernestrasse, Auschwitz, était la rue dite principale d’Auschwitz, où se trouvait le quartier général du commandement, et en face, se trouvaient la maison de Höss, notre service, le crématorium et le Revier SS. Tout ça, c’était la Kasernestrasse, à Auschwitz. Et si un malheureux mourrait dans la boue de Birkenau, il n’était évidemment pas mort à la Kasernestrasse à Auschwitz. Il y avait une distorsion générale des faits. Et il est intéressant de noter la minutie des Allemands qui enregistraient tous les détails, alors qu’ils savaient dès le départ qu’ils étaient falsifiés, et qui envoyaient ces rapports, mois après mois, au département statistique des autorités à Berlin. »[17]Procès-verbal de la déposition de Raya Kagan…, op. cit.

Une autre stratégie de contournement apparaît dans les motifs de décès utilisés par les médecins d’Auschwitz. Ici, Moritz Szerman est ainsi enregistré comme étant décédé à cause d’un problème cardiaque. Cette référence est très souvent utilisée par le Standesamt, tout comme l’usage de la catégorie « œdème pulmonaire », pour dissimuler les assassinats et exécutions sommaires. La falsification de la mort n’est pas une innovation propre à Auschwitz-Birkenau mais est répandue dans l’ensemble des camps de concentration où les certificats émis n’évoquent jamais une mort non-naturelle et insistent principalement sur des problèmes cardiaques ou des maladies pulmonaires.

La mention d’une maladie cardiaque agit comme un langage codé signifiant que la personne a été victime d’une exécution sommaire. Le personnel du Standesamt était au courant de cette pratique et devait le notifier dans un registre à part. La cause réelle de la mort était ainsi connue grâce au verso du formulaire individuel notifiant le décès, sur lequel était inscrit que le prisonnier avait été exécuté.  Raya Kagan explique que cette information sur l’exécution d’un prisonnier devait être conservée et archivée dans les registres du camp. Les pratiques d’enregistrement du Standesamt révèlent l’existence d’un double circuit d’information propre à masquer les circonstances de la mort. Les employés du Standesamt tiennent ainsi à jour des données relatives aux exécutions de prisonniers pour un usage interne réservé à l’administration SS du camp mais aussi pour les services centraux à Berlin. Raya Kagan est notamment chargée d’envoyer des rapports sur l’enregistrement des morts à un bureau statistique central situé à Berlin, sans que ce département soit précisément nommé. Il pourrait s’agir du Reichserkennungsdienstzcentrale (service central d’identification du Reich), branche du RSHA, qui émet chaque mois une liste des décédés au sein des KL. Il pourrait également s’agir d’un service de la SS-Wirtschafts-Verwaltungshauptamt (Office central SS pour l’économie et l’administration, WVHA) chargé de la gestion des camps de concentration. Quoiqu’il en soit, il apparaît qu’en 1942 et 1943, le Standesamt d’Auschwitz-Birkenau n’assure pas uniquement un travail à usage interne mais que les informations sur les détenus décédés circulent au-delà des frontières du camp.

Le travail du Standesamt dans l’émission de certificats de décès falsifiés ne répond pas seulement à la nécessité du régime nazi de faire apparaître Auschwitz-Birkenau comme un camp de concentration ordinaire où l’enregistrement de la mort serait organisé selon un processus régulier et normé. Sa mission est surtout de tenir une comptabilité officieuse des vivants et des morts à travers la tenue d’autres registres issus des sous-camps et d’autres documents non-officiels. Ainsi, au-delà de l’émission normée des certificats de décès.


Omettre la mort : la place du certificat de décès dans le processus d’extermination

Au camp d’Auschwitz-Birkenau, 150 000 prisonniers enregistrés sont assassinés entre 1942 et 1943[18]Nikolaus Wachsmann, KL…, op. cit., p. 46.. Pourtant, les archives du camp d’Auschwitz conservent seulement 69 000 certificats pour la période 1941-1943. Chargé de la gestion des crématoriums, le Standesamt pouvait n’enregistrer que les matricules des décédés en passant outre la notification officielle via l’émission du certificat. Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’omission de l’enregistrement d’un décès par le certificat, notamment les conditions du décès, la nationalité ou la catégorie de prisonnier du défunt.

La nationalité d’un prisonnier assassiné détermine à la fois si le prisonnier est inscrit ou non dans un livre des morts et si les membres de la famille sont informés. À partir de novembre 1939, il n’y a plus d’obligation d’informer les proches des prisonniers polonais ou juifs décédés. Autre exemple, l’officier d’état civil de Dachau II déclare lors d’un interrogatoire en 1946 que la mort des prisonniers soviétiques n’était « majoritairement jamais certifiée »[19]Arolsen Archives : « Sterberegistereintrag für im KZ verstorbene Häftlinge », op. cit.. Après la guerre, une enquête menée par l’Administration des Nations Unies pour le secours et la reconstruction (UNRRA) révèle qu’au sein des documents du bureau d’enregistrement du camp de Buchenwald, plus de 50 % des prisonniers décédés polonais, soviétiques et yougoslaves n’avaient pas été enregistrés ou de manière incorrecte[20]Ibid..

Les conditions du décès sont le deuxième aspect fondamental pour expliquer l’omission de l’enregistrement de la mort. En effet, les déportés qui sont conduits directement aux chambres à gaz ne font pas l’objet d’un certificat de décès et ne sont pas enregistrés par le Standesamt. Lors de son audition en 1961, Raya Kagan précise que seul Eichmann connaissait le nombre des personnes envoyées directement aux chambres à gaz, signe qu’une comptabilité était malgré tout tenue à la descente des trains par les officiers SS ou les médecins, comptabilité qui échappait aux circuits ordinaires du Standesamt. De même, la mort de ceux qui ont survécu à la première sélection de la rampe mais qui sont par la suite assassinés dans les chambres à gaz n’est jamais enregistrée par le certificat de décès. Pour autant, cela ne signifie pas que la notification de leur mort soit totalement effacée des registres du Standesamt.

Comme mentionné précédemment, les employés du Standesamt élaborent un double circuit d’enregistrement des décès, l’un officiel avec le certificat, le second officieux par la tenue de registres séparés voués ensuite à être détruits. Ici encore, le témoignage de Raya Kagan en 1961 éclaire les conditions d’enregistrement de la mort des déportés assassinés au cours d’« opérations spéciales » (Sonderbehandlung, SB) opérées à l’intérieur du camp et précise que les dossiers des détenus assassinés étaient immédiatement détruits [21]Procès-verbal de la déposition de Raya Kagan…, op. cit. :

« Bien sûr, nous étions conscients que des « actions » avaient lieu, que des sélections étaient effectuées dans le camp et que des personnes étaient emmenées pour être gazées. Quand une de mes collègues travaillant à la Registratur disait au chef : “Herr Unterscharführer, mais elle est morte”, il répondait : “Vous êtes fou ? Elle est SB”. […] Leurs cartes étaient retirées, elles étaient marquées « SB » et détruites par le membre du Registratur. […] Ils [les SB] étaient enregistrés sur le formulaire mais pas dans les registres de décès ».

Ainsi l’absence d’enregistrement du décès des détenus victimes de ces « opérations spéciales » et la destruction délibérée de leurs dossiers individuels témoignent de la volonté du Standesamt de dissimuler les opérations d’extermination perpétrées à l’intérieur d’Auschwitz-Birkenau. C’est le cas par exemple le 25 mai 1943 où 1035 déportés tsiganes, détenus au « camp tsigane » (Zigeunerlager) et soupçonnés d’avoir le typhus, sont conduits aux chambres à gaz[22]Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939 – … Continue reading. Cette action ne laisse aucune trace dans les registres de décès et aucun certificat n’est émis pour ces victimes assassinées, notées “SB” par le Standesamt. Comme l’écrit Nicolas Mariot à propos du journal personnel du médecin SS Johann Paul Kremer, l’action du Standesamt fait partie intégrante du projet d’extermination nazi consistant à faire disparaître les traces des meurtres tout en participant, en parallèle, à la régulation ordinaire de l’enregistrement de la mort[23]Nicolas Mariot, « Contourner Birkenau (automne 1942) : Une relecture du journal du médecin SS … Continue reading.


Usages du certificat de décès et perspectives pour l’historien

Ce document constitue une source ambivalente pour la recherche historique sur Auschwitz et la Shoah. Les observations sur le fonctionnement bureaucratique du Standesamt d’Auschwitz-Birkenau et sur son rôle dans la dissimulation des circonstances de décès et dans l’omission des assassinats de masse permettent de souligner son implication fondamentale dans l’entreprise d’extermination des populations juives européennes. Produit par de multiples acteurs et circulant au sein de plusieurs services, ce document est révélateur des logiques bureaucratiques qui ont cours à Auschwitz-Birkenau.

Toutes les informations relatives aux convois et aux détenus transitent par le Politische Abteilung, rouage administratif essentiel du camp. La duplicité fonctionnelle assurée par ce service – à la fois en tant que bureau émetteur régulier de certificats et comme département spécialisé dans la falsification des archives et la manipulation des informations relatives à la disparition des déportés – témoigne de la double fonction d’Auschwitz-Birkenau comme camp de concentration et centre de mise à mort.

La volonté d’effacer les traces des meurtres de masse est manifeste dans la falsification volontaire d’un acte d’état civil censé être garant de l’existence juridique d’un individu depuis l’époque moderne et l’émergence de pouvoirs étatiques centralisés. Les autorités nazies responsables de la mise en œuvre de la « solution finale » usent de ce document comme d’un outil de falsification de la réalité concentrationnaire afin de maintenir une apparence ordinaire du fonctionnement des camps en brouillant les causes, les lieux et les dates de la mort. Si le travestissement du certificat de décès atteint son apogée à Auschwitz-Birkenau, cette méthode avait été inaugurée par le régime nazi dans le cadre de l’opération T4 où les autorités médicales en charge des assassinats collectifs d’handicapés mentaux et physiques avaient envoyées aux familles des victimes des certificats de décès factices pour dissimuler les causes réelles de la mort[24]Robert Jay Lifton, The Nazi Doctors : Medical Killing and the Psychology of Genocide, New-York, … Continue reading.

Désormais, grâce aux efforts de numérisation et d’indexation impulsés par différents services d’archives, comme les Arolsen Archives ou le Terezín Initiative Institute, les certificats de décès deviennent une source permettant de comprendre les évolutions du traitement bureaucratique de la mort des détenus sous le national-socialisme[25]Sur le Terezín Initiative Institute, voir leur base de données digitale numérisant les … Continue reading. État civil, nationalité, métier, adresse, liens familiaux du décédé sont autant d’informations inscrites sur le certificat de décès dont l’historien peut se saisir pour analyser les profils sociologiques des victimes du nazisme et étudier les trajectoires de persécutions.

Pour en savoir plus

Ressources bibliographiques

Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, 2015, 128 p.

Henning Borggräfe, Christian Höschler et Isabel Panek (dir.), Tracing and Documenting Nazi Victims Past and Present, Boston, De Gruyter, « Arolsen Research Series », 2020, 342 p.

Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939 – 1945, Reinbek, Rowohlt, 1989, 1060 p.

Raya Kagan, Des femmes dans le bureau de l’enfer, Paris, Fils et filles des déportés juifs de France et Fondation Beate Klarsfeld, 2020, 404 p.

Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, Fils et filles des déportés juifs de France, 2012 [1978], 324 p.

Nikolaus Wachsmann, KL, Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017, 1168 p.

Claire Zalc et Nicolas Mariot, Face à la persécution. 911 Juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010, 304 p.

 

Ressources numériques

Arolsen Archives : « Sterberegistereintrag für im KZ verstorbene Häftlinge » : https://eguide.arolsen-archives.org/archiv/anzeige/sterberegistereintrag-fuer-im-kz-verstorbene-haeftlinge/

Auschwitz-Birkenau Memorial and Museum : « Sterbebücher » , http://www.auschwitz.org/en/museum/about-the-available-data/death-records/sterbebucher/

EHRI Document Blog : « Death Certificate of Gabriel Frankl from the Terezín Ghetto » : https://blog.ehri-project.eu/2016/02/18/death-certificate-of-gabriel-frankl-from-the-terezin-ghetto/.

Mémorial de la Shoah, « Portail de recherche nominative » : https://ressources.memorialdelashoah.org/rechav_pers.php

The Nizkor Project : « The Trial Of Adolf Eichmann » : http://nizkor.com/hweb/people/e/eichmann-adolf/transcripts/

Terezín Initiative Institute : « Database of digitized documents »,  https://www.holocaust.cz/en/database-of-digitised-documents/ https://www.holocaust.cz/

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