À la source des réseaux : repérer les liens entre individus à partir d’un registre

Au 11 Rynek II – place du marché de Lubartów – en 1938, le registre de population de la ville recense six habitants. Kielman et Etla Bajgielman, ainsi que leur fille Chana, née en 1907, y résident déjà lorsqu’est ouvert le registre en 1932. Moszek-Hersz Kawa s’installe en août 1937 ; son fils Chaim-Alter naît onze mois plus tard. Entretemps est arrivé Wincenty Jezior, boulanger de 31 ans, et seule personne de confession catholique romaine dans un logement où tous les autres résidents sont identifiés comme juifs. Bien plus, il est l’unique catholique dans une rue où 235 des 242 autres habitants sont juifs (la religion des sept derniers n’étant pas renseignée). Quels liens Wincenty Jezior entretient-il avec les habitants de son logement et de sa rue ? Ces liens permettent-ils de rendre compte de ce cas exceptionnel, dans un espace urbain fortement ségrégé selon la religion ? Et au-delà de ce cas, comment reconstituer les liens entre les résidents d’une ville, à partir d’une source historique, un registre de population conçu pour contrôler les mouvements des habitants ? [1]On dispose de la saisie du registre, sous forme d’une base de données, ainsi que de la source … Continue reading

Saisir les liens entre les habitants d’un espace social ouvre la voie à une connaissance fine de la morphologie sociale de la ville. Il s’agit aussi d’un enjeu central pour être en mesure de lier les trajectoires résidentielles, migratoires et sociales des résidents et les relations sociales dans lesquelles ils sont pris. Un registre comme celui de Lubartów représente à cet égard une source particulièrement riche : de nombreux liens entre les habitants y sont renseignés, bien au-delà de la seule parenté (liens économiques ou résidentiels par exemple).

Les repérer pose néanmoins un certain nombre de difficultés méthodologiques. Dans le registre de Lubartów, chaque double-page correspond à un logement ; les résidents y sont inscrits au fur et à mesure de leur arrivée et les liens entre eux renseignés par rapport au « chef de ménage ». Une première difficulté tient dès lors à l’échelle d’analyse : une source qui a pour unité d’enregistrement le logement laisse dans l’ombre (ou ne fournit que de rares indices sur) ce qui lie les individus qui n’habitent pas ensemble. Par ailleurs, les catégories de la source ne sont que partiellement standardisées ; un même type de lien peut être renseigné de différentes manières. Enfin, si l’on peut glaner des informations complémentaires sur les liens dans d’autres colonnes de la source, elles demeurent souvent partielles ou incertaines. Dès lors, quelles techniques peut-on mettre en œuvre pour repérer les liens entre individus, à l’intérieur et à l’extérieur des logements, à partir de ce registre de population ?


Une diversité de liens visibles au sein des logements

Si le logement est un bon point de départ, c’est notamment du fait de la diversité des liens entre les individus repérables en son sein, qu’ils soient explicitement renseignés ou que différents indices permettent de les repérer ou de les supposer. Reprenons le cas du 11 Rynek II (Voir la photographie ci-dessous).

Les résidents du 11 Rynek II à Lubartów. Archives d’État de Lublin (APL), 35/43/0/7/46/50-51, Registre de population de Lubartów, vol.46 © Archiwum Państwowe w Lublinie

Au sein de ce logement, apparaissent tout d’abord des relations de filiation et d’alliance. Le statut résidentiel (colonne 5) donne de premières indications sur ces liens : Chana Bajgielman est la « fille » (corka) de Kielman Bajgielman, tandis qu’Etla née Zandmer est l’« épouse » (zona) de Kielman. Cette alliance est également attestée par les informations inscrites dans la colonne de statut marital (colonne 8) : ils se sont mariés (malz.) en 1895. L’information présente dans la colonne relative à la profession (colonne 6) va aussi dans ce sens puisque qu’Etla est dite « auprès du mari » (przy mezu) et Chana « auprès des parents » (przy rodzicach). Les noms et prénoms des résidents (colonne 2) et de leurs parents (colonne 3) confirment également que Chana est la fille de Kielman et Etla.

D’autres liens de parenté sont renseignés avec une moins grande précision : Moszek-Hersz Kawa est « membre de la famille » (czl. rodziny) de Kielman Bajgielman. On peut toutefois supposer que Moszek-Hersz est le compagnon de Chana. En effet, ils sont respectivement le père et la mère de l’enfant né en 1938, Chaim-Alter Kawa, dont on connaît les prénoms et noms des parents et le statut de résidence dans le logement (« fils du Nr 4 » – syn p. Nr 4 , c’est-à-dire de Moszek-Hersz).

Les liens au sein du logement ne se limitent pas aux relations de parenté. On y voit également des liens de propriété et de location : tandis que Kielman est « propriétaire du logement » (wlasciciel domu), Wincenty Jezior est enregistré comme « travailleur » (pracownik). Ce dernier statut indique dans le même temps une relation professionnelle : la profession de Wincenty (« boulanger », piekarz), combinée à son statut de travailleur, indique vraisemblablement qu’il travaille pour Kielman, dont la profession est « propriétaire d’une boulangerie » (wlasciciel piekarni).

La configuration des liens au 11 Rynek II laisse penser que ces six habitants ont de surcroît un lien de corésidence. Toutefois, être inscrit sur la même double-page du registre ne signifie pas toujours avoir habité simultanément dans le logement, puisque les résidents successifs y sont inscrits au fur et à mesure de leur arrivée. Dès lors, comment savoir qui a vécu ensemble ?


Repérer des liens de corésidence au sein des logements

La corésidence constitue un bon indicateur du « partage du quotidien » [2]Florence Weber, Penser la parenté aujourd’hui. La force du quotidien, Paris, Éditions Rue … Continue reading, avec tous les échanges et interactions que cela peut supposer. Une source qui a pour unité d’enregistrement le logement rend possible de repérer la corésidence en analysant les différentes dates renseignées. On peut par exemple considérer que lorsque la date d’arrivée dans le logement d’une personne (emménagement dans le logement ou arrivée dans la ville) est ultérieure à la date de départ (décès, déménagement, départ de la ville et/ou radiation du registre) d’un habitant inscrit précédemment sur la même double-page, il n’a pas de lien de corésidence avec lui.

Prenons l’exemple de l’appartement n° 1 au 8 rue Niecala (voir le tableau ci-dessous). Mordko, Brucha et Pesa-Cywja Bajgielman quittent Lubartów le 6 octobre 1932. Ils sont remplacés trois semaines plus tard par Jozej-Szczepan Kondracki, sa femme Marja et leur fille Janina-Teresa âgée de 17 mois. Après leur départ en décembre 1933, le logement reste vide, d’après le registre, près de quatre ans, jusqu’à l’arrivée de la famille Bogdanski. Stefania et ses enfants Jerzy et Krystyna n’y résident qu’un mois, Zdzislaw-Leon quittant lui aussi le logement deux semaines plus tard, mi-janvier 1938. Stanislawa-Tekla et son fils Ryszard-Oskar étaient déjà arrivés à Lubartów lorsque la famille Bogdanski s’y est installée, et ne quittent la ville qu’en septembre 1938 ; comme le registre ne renseigne sur aucune des dates d’emménagement ou de déménagement des résidents de cet appartement, rien n’indique que les familles Bogdanski et Bikner n’y ont pas habité ensemble.

Repérer la corésidence à partir des dates renseignées dans le registre présente toutefois des limites. Tout d’abord, les mouvements et leurs dates ne sont pas systématiquement renseignés. Une date de départ ou de décès non renseignée n’implique pas que les résidents ne soient pas partis ou décédés, notamment s’agissant de la population juive lors des mouvements de fuite et de déportation durant la Seconde Guerre mondiale. Il est par exemple probable que dans certains des 118 logements de Lubartów où sont inscrits plusieurs « propriétaires du logement » ou plusieurs « locataires principaux » dont les dates n’indiquent pas qu’ils n’ont pas corésidé, les départs ou décès des habitants successifs n’aient en fait pas été enregistrés. De surcroît, même les dates de départ et d’arrivée enregistrées par l’administration peuvent différer des dates effectives de ces mouvements. Si l’on s’en tient néanmoins à ce mode de repérage, on peut distinguer, au sein des 1 928 logements de Lubartów, 2 225 sous-ensembles d’habitants ayant entre eux un lien de corésidence.

Les liens que donne à voir le registre s’étendent toutefois bien au-delà des seuls corésidents. Bien plus, l’enjeu est justement de réussir à repérer le plus largement possible ce qui lie les habitants de la ville entre eux. Dès lors, comment systématiser le repérage de la diversité des liens que permet de saisir le registre au sein et hors des logements ?


Repérer des liens au sein des logements : partir des statuts renseignés dans la source

Deux types d’informations permettent de réaliser un premier repérage des liens à l’intérieur des logements : le statut résidentiel (non renseigné pour seulement 13 individus sur les 11 950 inscrits au registre) et le statut marital (renseigné pour 4 341 individus). L’enjeu est de pouvoir proposer un codage proche des catégories de la source, en l’occurrence de la manière dont les individus – les résidents et l’administration locale – qualifiaient et catégorisaient ces liens [3]Le registre de Lubartów est complété à partir de formulaires remplis directement par les … Continue reading.

Pour lier les individus entre eux, on souhaite les associer grâce à des identifiants. Chaque individu de la base de données porte un identifiant unique. Il s’agit alors de créer pour chaque individu un ensemble de lignes correspondant chacune à un lien dans lequel cet individu est pris. La nouvelle base créée contient alors trois colonnes : une première correspondant à l’identifiant de l’individu, une deuxième indiquant le type de lien (« fille de », « frère de », par exemple), et une troisième contenant l’identifiant du destinataire du lien.

Repérer les liens à partir du statut résidentiel

Le statut résidentiel renseigné dans le registre constitue le premier type d’information grâce auquel il est possible de repérer les liens au sein des logements. Ce statut est inscrit sur chaque double-page par rapport à une personne de référence qui est le plus souvent la première inscrite, sauf lorsque la personne de référence est précisée (par exemple « fils du n° 2 », syn p. nr. 2) ou lorsque de nouveaux résidents remplacent les précédents dans le logement. Avec les renseignements relatifs au statut de résidence, lier les individus par leurs identifiants est dans certains cas relativement direct : ainsi, si une personne est qualifiée de « fille » (corka) ou « sœur » (siostra), c’est l’identifiant de la personne de référence du logement qui sera associé. À partir de ces premiers liens, il est possible d’en repérer de nouveaux : par exemple, les « filles » et « fils » (syn) dont les identifiants du père et de la mère repérés sont identiques peuvent être considérés comme frères et sœurs ; chacun de ces frères et sœurs se verra alors associer les identifiants des autres membres de sa fratrie.

Tous les statuts résidentiels ne renvoient toutefois pas explicitement à des liens. C’est notamment le cas de ceux qui indiquent des statuts de propriété ou de location : « propriétaire du logement » (wlasciciel domu), « locataire principal » (glowny lokator), « sous-locataire » (sublokator), en particulier. À partir de ces statuts, il est possible de repérer certains liens, par exemple ceux de location entre, d’un côté, un propriétaire du logement, et, de l’autre, des locataires ou sous-locataires qui résident dans le même logement ; les locataires et sous-locataires se verront alors associer l’identifiant du propriétaire. Restent cependant de nombreux liens de location qui ne peuvent être repérés ainsi à partir du registre, notamment lorsque résident dans un logement des locataires et/ou sous-locataires mais aucun propriétaire ; c’est le cas dans 711 des 1 739 logements de Lubartów à la fin de l’année 1932.

De même, les liens professionnels qui peuvent être repérés à partir des seuls statuts résidentiels renseignés restent limités. Outre l’unique cas où le statut de résidence indique un lien professionnel relativement précis, celui de « servante » (sluzaca), restent les 235 individus qui ont le statut de « travailleur » (pracownik, pracownica), et dont, étant donné la polysémie du terme, on ne connaît pas a priori le lien professionnel éventuel qu’ils entretiennent avec les autres habitants de leur logement. Par exemple, combien sont des domestiques ? Croiser ce statut résidentiel avec la profession renseignée dans le registre apporte de premiers éléments de réponse. Ainsi, sur les 235 « travailleurs » de Lubartów, 40 occupent la profession de « servant » (sluzacy, sluzaca) ; on peut alors faire l’hypothèse qu’ils sont servants du propriétaire ou locataire principal du logement dans lequel ils résident, et ainsi leur associer l’identifiant de ce propriétaire ou locataire. De même, au 11 Rynek II, c’est en croisant le statut résidentiel de « travailleur » de Wincenty et sa profession de « boulanger » que l’on a pu supposer qu’il était l’employé du propriétaire du logement, également propriétaire d’une boulangerie.

Repérer les liens à partir du statut marital

Le statut marital constitue un deuxième type d’information permettant de repérer des liens à l’intérieur des logements : si les renseignements relatifs au statut résidentiel permettaient déjà de repérer des « épouses » (zona) et « maris » (maz), le statut marital indique de son côté assez directement des liens d’alliance par le mariage : dans le registre de Lubartów, est indiqué, le cas échéant, le numéro d’ordre de la personne de la double-page avec qui cette personne est mariée, et il suffit alors d’associer leurs identifiants. 3 690 habitants de la ville peuvent ainsi être liés à leur époux.

Les renseignements sur les alliances ne se limitent toutefois pas aux mariages, et le statut marital indique d’ailleurs aussi la présence de couples non mariés (nieslubna zona, niesl. maz), d’une personne divorcée (rozwiedziona) ou encore de personnes veuves (wdowa, wdowiec). Toutefois, le numéro d’ordre du conjoint est rarement renseigné dans le cas des liens de conjugalité hors mariage ; c’est le cas pour seulement 2 des 157 personnes inscrites comme femmes et hommes « non mariés » dans la colonne du registre de Lubartów relative au statut marital. De surcroît, dans le cas des personnes divorcées ou veuves, étant donné que ces individus n’ont, d’un point de vue administratif, plus de lien d’alliance, le statut marital renseigné ne permet pas à lui seul de les associer à leur ancien époux.

On dispose néanmoins déjà, avec ce premier repérage via les statuts résidentiel et marital, de plusieurs types de liens au sein des logements ; son application au cas du 11 Rynek II en donne un aperçu (voir le tableau ci-dessous) [4]Si des colonnes comportant les « nom » et « nom du destinataire du lien » ont ici été … Continue reading.

Cependant, repérer ainsi les liens au sein des logements ne permet pas de lier les individus entre eux dès lors qu’ils ne corésident pas. Ainsi, si Wincenty Jezior a un lien économique et résidentiel avec les Bagielman, avec qui entretient-il des liens d’alliance, de filiation, de germanité ? Les Bajgielman de la rue Niecala et du 11 Rynek II sont-ils apparentés ? En somme, comment repérer les liens sans se restreindre aux limites du logement ?


Repérer des liens hors des seuls logements : partir des noms et prénoms

Une manière de repérer les liens, toujours grâce aux identifiants, en sortant cette fois-ci des limites des logements, est d’associer les individus à partir de leurs noms et prénoms. Ces derniers sont fréquemment utilisés pour reconstituer des réseaux de parenté que ce soit à partir de sources historiques [5]Karine Karila-Cohen, « Le graphe, la trace et les fragments. L’apport des méthodes … Continue reading ou contemporaines [6]Catherine Capron, « Essai de reconstruction automatique des parentés à partir du registre de … Continue reading.

Le registre de Lubartów indiquant dans la plupart des cas les nom, nom de jeune fille – le cas échéant – et prénom de la mère, ainsi que les nom et prénom du père, il est possible a minima de rechercher les père, mère et frères et sœurs de chaque personne inscrite dans le registre. Pour repérer avec cette technique le père d’un individu, on cherche dans l’ensemble de la base de données un résident portant le même nom de famille (ou dont le nom correspond au nom de jeune fille dans le cas des femmes mariées), et dont le prénom correspond au prénom du père. Pour repérer la mère d’un individu, on cherche cette fois-ci une habitante qui porte le même nom de famille dans le cas des mères mariées (ou dont le nom correspond au nom de jeune fille pour les filles mariées), dont le nom de jeune fille correspond au nom de jeune fille de la mère (ou au nom de la mère si la mère n’est pas mariée), et dont le prénom correspond au prénom de la mère. Enfin, associer les identifiants des individus ayant le même nom de famille (ou nom de jeune fille dans le cas des femmes mariées), ainsi que les mêmes nom et prénom du père et de la mère, permet de repérer des frères et sœurs. Associer des personnes ne partageant que les noms et prénoms de leur père ou de leur mère permet de repérer de surcroît des demi-frères et demi-sœurs.

En associant les noms des habitants sans se restreindre aux limites des logements, il devient possible de lier les logements entre eux. Ainsi, pour reprendre nos deux exemples, comme Mordko Bajgielman de la rue Niecala a, de même que Chana Bajgielman, un père dont le prénom est Kielman, et une mère dont le prénom est Etla et le nom de jeune fille est Zandmer (qui correspond au nom de jeune fille d’Etla Bajgielman du 11 Rynek II), le repérage des liens par les noms permettra de coder Kielman et Etla respectivement comme père et mère de Mordko, et Mordko et Chana comme frères et sœurs. Le fils aîné, né en 1903, a donc probablement quitté le domicile parental avant l’ouverture du registre, tandis que sa sœur, de 4 ans sa cadette, y est restée pour fonder son propre foyer à partir de 1937. De ces liens parents/enfants et frères/sœurs découlent d’autres liens : par exemple, les enfants de deux frères et sœurs repérés grâce aux noms peuvent être considérés comme cousins. Ainsi, Chaim-Alter Kawa du 11 Rynek II se verra associer l’identifiant de sa cousine Pesa-Cywia Bajgielman de la rue Niecala, et Pesa-Cywia celui de Chaim-Alter.

Le repérage des liens via les noms permet de surcroît de compléter les liens précédemment repérés au sein des logements. Par exemple, alors que, au 11 Rynek II, le statut résidentiel renseignait seulement sur le fait que Moszek-Hersz Kawa était « membre de la famille » de Kielman Bajgielman, la recherche des liens à partir des noms permet de trouver que l’identifiant de la mère de Chaim-Alter Kawa est celui de Chana Bajgielman, et donc in fine que Moszek-Hersz est sans doute le compagnon (non marié) de Chana… ou encore que Kielman est le grand-père de Chaim-Alter. En somme, cette technique de repérage via les noms étoffe nettement les liens repérés entre les habitants (voir le tableau ci-dessous).

Cette technique de repérage des liens par les noms présente toutefois des limites. Une première tient aux homonymes. On compte par exemple 7 Czeslaw Jezior dans le registre de Lubartów, et, plus largement, 1 991 individus ont les mêmes nom et prénom qu’au moins un autre individu du registre. Les identifiants trouvés sont dès lors fréquemment multiples pour une même personne, ce qui ne permet alors pas d’isoler un identifiant et donc un destinataire du lien. L’identifiant trouvé peut aussi être celui d’un homonyme n’ayant pas nécessairement de liens de parenté. Par ailleurs, les orthographes d’un même nom varient à l’intérieur du registre, et deux noms équivalents apparaissent dans ce cas comme différents. Dans le cas du registre de Lubartów, l’application aux noms de l’algorithme soundex élaboré dans le cadre du projet Lubartworld résout en partie cette difficulté : il est ainsi possible de réaliser également un codage des liens qui prenne en compte ces variations d’écriture en ne repérant plus les liens à partir des noms mais à partir de leurs soundex. Cela permet de repérer davantage d’apparentés, même si les identifiants multiples sont également plus nombreux (Voir le tableau ci-dessous). Une dernière limite du repérage des liens par les noms tient au fait que ce dernier rend principalement compte des configurations de parenté modales, laissant par exemple dans l’ombre une partie des enfants « non légitimes » ou des frères et sœurs qui ne portent pas le même patronyme.

Une fois retissés tous ces liens dans et hors des logements, restent des cas où l’on parvient à repérer l’existence d’un lien mais où son destinataire demeure inconnu ou incertain. Que faire alors de ces liens ?


Repérer des liens quand l’information est manquante ou incertaine

Le fait de ne pas avoir pu isoler d’identifiant pour un lien donné peut être lié soit au fait que le destinataire de ce lien ne réside pas dans le logement et/ou à Lubartów, soit au fait que les différentes techniques de repérage n’ont pas permis de le retrouver. Dans ce dernier cas, connaître l’existence de ce lien peut tout de même présenter des avantages. Cela laisse notamment penser qu’un destinataire du lien (par exemple un fils ou une fille si l’on a repéré un père) réside a priori dans la ville au moment de l’inscription de l’individu étudié (ici le père) dans le registre.

Repérer des destinataires supposés des liens

Dans un certain nombre de cas, différents indices permettent au moins de repérer un destinataire supposé du lien ; on peut alors associer à un individu l’identifiant – par exemple – de son « époux supposé » ou de sa « mère supposée ». C’est notamment de cette manière qu’il est possible de repérer des liens directs (époux, parent/enfant, frère/sœur) à partir des nombreux liens indirects renseignés dans le registre, en particulier dans la colonne de statut résidentiel ; par exemple, repérer le père d’un « fils de l’époux » (pasierb) ou l’époux d’une « femme du frère » (synowa). Ainsi, dans l’appartement n° 1 au 9 rue Browarna (Voir la photographie ci-dessous), Piotr-Ryszard Krasuski est désigné comme « époux de la fille » (ziec) ; il est donc probablement l’époux d’Eleonora Krasuska née Koziarska, unique « fille » (corka) du propriétaire résidant dans le logement. Ce lien reste « supposé » puisque, même lorsqu’une – unique – « fille » se trouve dans le même logement qu’un « époux de la fille », ce dernier pourrait aussi être l’époux d’une autre fille de la personne de référence du logement, ne résidant pas dans ce logement, ni même peut-être à Lubartów.

Les résidents de l’appartement n° 1 au 9 rue Browarna. Archives d’État de Lublin (APL), 35/43/0/7/39/34-35, Registre de population de Lubartów, vol.39, pages pour les résidents de l’appartement n°1 au 9 rue Browarna © Archiwum Państwowe w Lublinie

Laisser des liens sans destinataire

Restent des cas où l’on ne dispose de suffisamment d’indices ni pour repérer ni pour supposer des destinataires des liens ; les liens restent alors, au moins dans un premier temps, sans destinataire.

En effet, même les liens déjà renseignés dans le registre, notamment dans la colonne de statut résidentiel, ne permettent pas toujours d’isoler des destinataires supposés de ces liens. C’est notamment le cas lorsque l’on souhaite repérer ici encore des liens directs à partir des liens indirects indiqués, mais que cette fois-ci on ne trouve aucun destinataire possible au sein du logement, ou qu’au contraire on en trouve plusieurs. Par exemple, un « fils du frère » (brataniec) ne peut pas être associé à son père dès lors que l’on ne repère aucun « frère » (brat) dans le logement ; il reste néanmoins possible de coder dans un premier temps ce « fils du frère » comme enfant supposé de quelqu’un présent dans la ville au moment de l’inscription de cet enfant dans le registre. Dans d’autres cas, au contraire, plusieurs destinataires possibles du lien se trouvent dans le logement, par exemple plusieurs « fils » (syn) dans un logement où se trouve une « femme du fils » (synowa) que l’on voudrait lier à son époux. Ainsi, dans le cas du 9 rue Browarna, Anna Koziarska (ligne 6), « femme du fils », pourrait a priori être l’épouse soit de Stanislaw (ligne 3) soit de Jozef (ligne 5) Koziarski, tous deux « fils » du propriétaire. On peut alors dans un premier temps la coder comme épouse supposée de quelqu’un résidant à Lubartów, sans lui associer d’époux. Les autres techniques de repérage des liens permettent ensuite, dans un certain nombre de cas, de compléter ces liens sans destinataire. C’est ici encore le statut marital d’Anna Koziarska (« mariée au n° 5 », malz. patrz Nr. 5) qui permet de la lier à son époux Jozef.

De même, si elle ne permet pas le plus souvent, à elle seule, d’associer les individus entre eux, la « profession » renseignée dans le registre n’en permet pas moins de repérer de nombreux liens. Certaines « professions » renvoient ainsi directement à des liens de parenté, en particulier lorsque des habitants sont désignés comme « auprès de » (przy) ou « dépendant de » (na utrzymaniu) quelqu’un. Par exemple, une personne inscrite comme « auprès du mari » (przy mezu) sera codée comme mariée (à une personne résidant dans la ville au moment où l’information est portée au registre). De même, un habitant dont la « profession » est « auprès du gendre » (przy zieciu) sera codé à la fois comme beau-parent (au sens de parent de l’époux du fils ou de la fille) et comme parent.

Compléter les liens avec les indices ponctuels de la source

Lorsque les techniques précédentes de repérage n’ont pas permis de compléter ces liens supposés ou sans destinataire, restent des informations plus ponctuelles présentes dans le registre et qui constituent autant d’indices à même de préciser ces liens.

Dans le registre de Lubartów, des noms (d’époux notamment) sont par exemple ponctuellement indiqués dans les différentes colonnes, constituant autant de destinataires possibles des liens repérés. En ce qui concerne les alliances, des noms de conjoints sont ainsi renseignés dans la colonne de statut marital pour 181 des 3 898 personnes « mariées », et dans la colonne de statut résidentiel pour 2 des 156 « femmes non mariées » ainsi que pour le seul « homme non marié ». On trouve en outre un – unique – nom d’époux dans la colonne relative à la « profession » (Ruchla Wajc est ainsi dite « auprès de l’homme non marié Biegancu », przy niesl. mezu Biegancu[7]Archives d’État de Lublin (APL), 35/43/0/7/47/144-145, Registre de population de Lubartów, … Continue reading). Après avoir extrait ces noms de la base de données et lorsqu’une personne portant ce nom (ou le soundex correspondant) est trouvée dans le registre, il devient alors possible d’associer les identifiants des deux apparentés. Par exemple, pour les 181 « femmes mariées » pour qui un nom est renseigné dans la colonne de statut résidentiel, on trouve 26 époux potentiels en recherchant dans la base de données les soundex des noms indiqués, et 11 en cherchant les noms eux-mêmes. Cette technique de repérage permet en l’occurrence non seulement de lier des époux en sortant des limites des logements [8]En effet, c’est en particulier dans les cas où l’époux ne se trouve pas dans le même … Continue reading, mais aussi, dans quelques cas, d’étendre le repérage des liens d’alliance au-delà des seules alliances par le mariage.

Cette technique permet d’ailleurs aussi de saisir des types de liens peu fréquents à l’échelle de la ville. Ainsi, Adela et Helena Dolak [9]Archives d’État de Lublin (APL), 35/43/0/7/43/124-125, Registre de population de Lubartów, … Continue reading, âgées de 10 et 8 ans à leur arrivée à Lubartów en 1934, et dont le statut résidentiel indique qu’elles sont « pupilles » (sierota na wychowaniu) – ce sont les seules dans ce cas dans le registre –, sont dites « dépendant[es] de Jaskowiaka » (na utrzymaniu Jaskowiaka) au titre de leur « profession ». Si aucun individu du registre ne porte ce nom, un – unique – habitant porte en revanche un nom dont le soundex coïncide avec celui de « Jaskowiaka » : Michal Jaskowiak, « ouvrier non qualifié – journalier » (robotnik niewykwalifik. wyrobnik), inscrit sous le statut résidentiel de « sous-locataire » dans le même logement de la rue Lubelska [10]Le nom « Jaskowiaka » correspond en l’occurrence à la déclinaison du nom « Jaskowiak ».. On a ainsi trouvé un destinataire pour ce lien singulier de « dépendance ».

 

 

En somme, une source historique telle qu’un registre de population rend possible de repérer une diversité de liens entre habitants (liens de corésidence, de parenté, de propriété/location, liens professionnels). Ces liens peuvent être saisis tant à l’intérieur des logements – via les statuts renseignés dans la source – que hors de ceux-ci – en particulier via les noms –, que l’on parvienne ou non, dans un premier temps, à associer deux à deux les individus pris dans ces liens. Repérer les liens au-delà de l’espace fermé auquel donne accès une source locale comme le registre – en l’occurrence Lubartów –, nécessiterait en revanche de croiser ce dernier avec les nombreuses sources complémentaires  pouvant renseigner sur les individus et les liens qu’ils entretiennent.

Le repérage des liens au sein de la ville ouvre néanmoins déjà de nombreuses perspectives de recherche. D’une part, il rend possible une description de la configuration des liens à l’échelle des logements ou des individus au regard des propriétés sociales – religieuses notamment – qui les caractérisent. D’autre part, il ouvre la voie à des analyses des réseaux à l’échelle des groupes, des rues ou encore de la ville dans son ensemble, à même de rendre compte des logiques d’appartenance locales et de leur rôle dans les trajectoires sociales et migratoires [11]Sur la mise en œuvre de cette démarche dans le cas des juifs de Lens, voir par exemple Pierre … Continue reading.

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