L’arsenal législatif et les acteurs de la spoliation économique
De la base de données à la salle des microfilms
Des dossiers au contenu variable selon leurs trajectoires administratives
Une source pour l’histoire sociale et économique des commerces
Spolier les commerçant·e·s et leurs familles
Les dossiers d’« aryanisation » comme source de l’histoire des Lubartówien·ne·s en France, des années 1930 aux années 1940
Pauline Funk & Yacine Chitour
La persécution économique des Juif·ve·s dans la France des années 1940 prend la forme d’une politique publique de « vol organisé »[1]Martin Jungius, Un vol organisé. L’État français et la spoliation des biens juifs, 1940-1944, … Continue reading désignée, dans le langage nazi, par le terme d’« aryanisation ». Elle vise à opérer le transfert de biens dits juifs vers des propriétaires aryen·ne·s et érige de ce fait le pillage des entreprises et des biens juifs en vol légal. Encadrée en France par un arsenal législatif antisémite et mise en œuvre par des agents de l’État – les administrateurs provisoires ou Commissaires-gérants –, cette politique de spoliation a laissé des traces dans les archives du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), sous la forme de dossiers nominatifs qu’on désigne sous le terme de« dossiers de spoliation ». Afin d’étudier le contenu de ces dossiers, dont la variabilité reflète l’hétérogénéité des procédures de spoliation, on se fondera sur le dépouillement de trente-quatre dossiers de spoliation portant sur les biens de vingt-huit commerçant·e·s Lubartówien·ne·s présent·e·s en France, répartis entre Paris (19 dossiers), Reims (3), Orléans (2), Belfort (2), Dijon (2), Arras (1), Avion (1), Lens (1) et Saint-Ouen (1). On réfléchira ensuite aux lectures possibles de cette source : sans oblitérer sa mobilisation dans des travaux portant sur la persécution des Juifs de France par le régime de Vichy[2]Philippe Verheyde, Les mauvais comptes de Vichy. L’aryanisation des entreprises juives, Paris, … Continue reading et dans la littérature sur les interactions administratives entre les différents acteurs de la persécution[3]Laurent Joly, Vichy dans la « solution finale ». Histoire du commissariat général aux … Continue reading, on insistera ici sur ses apports à l’histoire sociale et économique des Juif·ve·s des années 1930 aux années 1940. À l’exception de quelques travaux d’histoire sociale et économique, ces archives alimentent relativement peu l’historiographie des commerçant·e·s de l’entre-deux-guerres[4]Céline Leglaive-Perani, « Vendre sur les marchés dans les années trente à Paris : les … Continue reading, voire de l’après-guerre[5]Shannon Lee Fogg, Stealing Home. Looting, Restitution, and Reconstructing Jewish Lives in France, … Continue reading. Elles permettent pourtant d’adopter une lecture économique et financière des groupes sociaux des années 1930 aux années 1940 et d’observer de près les résistances des commerçant·e·s juif·ve·s au moment de la spoliation.
L’arsenal législatif et les acteurs de la spoliation économique
L’éviction des Juifs de l’économie et de la société est engagée par les ordonnances antisémites de l’automne 1940, en particulier par le premier « Statut des Juifs » du 3 octobre 1940 : mise en place de quotas pour l’accès aux professions libérales et exclusion de nombreux emplois de la fonction publique ou relevant de la presse, du cinéma, de l’édition, ainsi que des fonctions dans les associations représentant les intérêts de groupes professionnels. Émanant de l’administration d’occupation allemande, les première et deuxième ordonnances allemandes « sur les mesures anti-juives » (27 septembre et 18 octobre 1940) mettent en œuvre l’expropriation forcée des Juifs de France : elles définissent les « entreprises juives », ordonnent leur recensement ainsi que la nomination d’administrateurs provisoires à leur tête, chargés de mener à bien l’« aryanisation ». Trois moyens sont alors envisagés : l’« auto-aryanisation » (licenciement des collaborateur·ice·s juif·ve·s, vente des parts possédées par des Juif·ve·s ou vente d’une entreprise de la propre initiative du ou de la propriétaire juif·ve), la vente forcée ou la liquidation. Le Service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP) est créé par le régime de Vichy en décembre 1940 avec pour mission de superviser le déroulement de l’« aryanisation » pour en garder le contrôle face aux autorités allemandes. En juin 1941, il est intégré au tout nouveau Commissariat général aux questions juives (CGQJ).
De mai 1940 au milieu de l’année 1941, la politique d’« aryanisation » est encadrée en premier lieu par des ordonnances allemandes et mise en œuvre exclusivement en zone nord, sous la férule des autorités d’occupations et du SCAP nouvellement créé. Toutefois, le 22 juillet 1941, une loi française étend les mesures de persécution économique à l’ensemble du territoire. Cette loi dispose également que le produit de la vente ou de la liquidation d’une « entreprise juive » soit versé à la Caisse des dépôts et consignations et participe en partie à financer le fonctionnement du CGQJ. C’est dans le cadre de l’extension de l’administration chargée de la spoliation économique à la zone non occupée qu’est créée la Direction de l’aryanisation économique (DAE) à l’été 1941. Le SCAP et la DAE fusionnent en mai 1942, à un moment où le rythme des spoliations s’accélère.
La mise en œuvre de la politique de spoliation implique plusieurs acteurs aux intérêts et aux rationalités divergentes, parfois incompatibles[6]Antoine Prost, Rémi Skoutelsky, Sonia Étienne, Aryanisation économique et restitutions, Paris, … Continue reading. Les autorités d’occupation, qui homologuent tout acte de vente avant qu’il ne puisse prendre effet, préfèrent les liquidations et les ventes directes, à l’amiable, selon une logique qui privilégierait l’efficacité administrative[7]Ibid., p. 22-23.. Les comités d’organisation professionnelle, organisés par branche et chargés par le régime de Vichy de la gestion de la production industrielle, poussent en faveur de la liquidation, qui permet d’éliminer la concurrence. La DAE et le SCAP mettent l’accent sur la priorité de maintien de l’« économie nationale[8]Laurent Joly, L’antisémitisme de bureau, op. cit., p. 64‑65. » : ces services encouragent donc les ventes en bonne et due forme plutôt que les liquidations. Les administrateurs provisoires travaillent ainsi au croisement de ces logiques économique et policière, en coordonnant leurs actions avec celles d’autres acteurs de la spoliation : notaires[9]Vincent Le Cot & Anne-Sophie Poiroux, Les notaires sous l’Occupation (1940-1945). Acteurs de … Continue reading, liquidateurs judiciaires, architectes[10]Tal Bruttmann, « Aryanisation » économique et spoliations en Isère, op. cit., p. 137., potentiels acheteurs, etc.
De la base de données à la salle des microfilms : comment trouver un dossier de spoliation ?
L’accès aux dossiers se fait à partir de la sous-série AJ38 des Archives nationales, qui correspond aux archives du Commissariat général aux questions juives (CGQJ). Depuis 2014, près de 62 000 dossiers de spoliation sont répertoriés dans la base ARYA. Cette base de données est consultable en salle de lecture des Archives nationales sur le site de Pierrefitte-sur-Seine – il fallait avant la création de la base se reporter systématiquement aux inventaires et aux fichiers alphabétique et topographique de la sous-série AJ38. La base ARYA permet une recherche par prénom, patronyme et ville. La cote ainsi identifiée renvoie non à un carton, mais à une bobine de microfilm, qu’il s’agit ensuite d’appareiller et de dérouler par à-coups jusqu’à trouver le dossier recherché. Les microfilms des dossiers de spoliation peuvent aussi être consultés au Mémorial de la Shoah.
L’expérience matérielle des archives microfilmées[11]Pour des raisons qui tiennent aux difficultés de conservation de ces archives et à … Continue reading du CGQJ est très différente de celle des dossiers en papier – à l’instar des dossiers de naturalisation – dont on se saisit avec les mains : on n’« ouvre » pas le dossier, pas plus qu’on ne le « dépouille ». On en fait plutôt défiler des vues au rythme du ronronnement monotone du lecteur de microfilms. Cette exhaustivité a toutefois le mérite de pousser à comparer les dossiers entr’aperçus (standardisation, contenu, nombre de pages) tout en prenant la mesure, à l’échelle des individus, de la diversité des trajectoires de spoliation. L’aspect fastidieux de ce travail cède parfois la place à des surprises, comme lorsque l’on stoppe le défilement au milieu d’un carton quelconque et que l’on tombe nez à nez avec la mention impromptue de Lubartówien·ne·s, au détour d’un dossier n’ayant pas été repéré auparavant comme lié à Lubartów…
Des dossiers au contenu variable selon leurs trajectoires administratives
Le suivi de chaque « affaire » à « aryaniser » donne lieu à l’ouverture d’un ou plusieurs dossiers, tantôt au nom des spolié·e·s, tantôt à celui des entreprises. Certaines pièces standardisées sont systématiquement présentes dans un dossier, aussi bref soit-il. Elles renseignent la trajectoire administrative de l’affaire et les différentes autorités qui s’en sont saisies : les arrêtés de nomination d’administrateurs provisoires y figurent systématiquement, de même que les correspondances entre l’administrateur provisoire, le SCAP, les préfectures (chargées, hors de Paris, de l’enregistrement des Juifs, du signalement des « commerces juifs », parfois de la nomination de l’administrateur provisoire à la place du SCAP) et la Feldkommandantur (représentante locale de l’administration militaire allemande).
Un deuxième type de pièces relève de routines stabilisées lors de la spoliation d’un commerce : ces pièces, plus ou moins régulièrement présentes, vont des fiches de rémunération des administrateurs provisoires aux inventaires de marchandises, en passant par les inscriptions modificatives au Registre du commerce ou au Registre des métiers. En cas de vente du bien, on trouve les documents relatifs à l’estimation de sa valeur (bilan comptable et inventaire fournis par le ou la propriétaire, rapports financiers rédigés par l’administrateur provisoire, descriptions notariales des locaux commerciaux et domestiques des spolié·e·s), comme aux potentiels acquéreurs ou acquéreuses (offres d’achat, arbres généalogiques et certificats de baptême prouvant l’« aryanité » des postulant·e·s) et à la vente en elle-même (acte de vente signé devant notaire, liquidation du stock, homologation de la vente par la Feldkommandantur, etc.). Les biens ayant fait l’objet d’une vente sont ainsi ceux qui donnent lieu aux dossiers les plus conséquents.
Il est également possible de retrouver dans un dossier de spoliation des documents liés au dédommagement des victimes de la spoliation après la guerre. En effet, les agents du Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation, service créé le 1er mars 1945, reprennent ces dossiers pour traiter les demandes de réparation des spolié·e·s. Un formulaire appelé « circulaire Terroine », dont une copie est parfois reproduite dans les dossiers, est adressé aux spolié·e·s ou à leur famille en septembre-octobre 1945, puis en février 1946, pour leur demander s’ils ont recouvré leurs biens à l’amiable ou s’ils ont entrepris une procédure. La plupart des formulaires sont laissés presque vierges ; certains sont cependant détournés de leur fonction première pour servir de lieu d’expression des spolié·e·s ou de leurs proches. Ainsi du formulaire contenu dans le dossier de spoliation de Nuchym Szlos, renseigné en toute probabilité par son épouse, Etla Hekier, qui met en cause, en s’adressant au ministre des Finances, le rôle du Commissaire-gérant dans le vol de ses marchandises et le pillage de ses effets personnels (image 1). Ce cas éclaire la mobilisation précoce des spolié·e·s pour la restitution de leurs biens.
Image 1 : formulaire envoyé à Nuchym Szlos par le Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation le 21 décembre 1945 et complété le 8 mars 1946 (signé « Szlos ») © Archives nationales, AJ38 1828, dossier 16500.214 (Szlos Nuchym)
Les éléments cités sont loin d’être systématiquement présents dans chaque dossier. Si certains dossiers sont diserts à l’endroit des propriétaires concerné·e·s, d’autres les mentionnent à peine et portent essentiellement sur la question de la rémunération des administrateurs. Tout en se recoupant sur un grand nombre de pièces, il arrive qu’un dossier renseigne certains aspects (tantôt comptables, tantôt biographiques) qu’un autre peut laisser dans l’ombre. L’unité du « dossier » dépend donc au moins autant, si ce n’est plus, de la logique administrative dont elle est le produit que de l’unité matérielle des biens considérés. Il existe par exemple dans les archives du CGQJ quatre dossiers « Lerner Mathis », répartis selon trois numéros de dossiers (2206, 10593 et 9513) et qui portent sur deux biens différents, un immeuble de rapport à Dijon et un fonds de commerce à Belfort[12]Archives nationales (AN), AJ38 5154, dossiers 2206, et 4495-9513, 4490-10593 et 5162-2206..
Une source pour l’histoire sociale et économique des commerces et des commerçant·e·s juif·ve·s de France
Qu’une information biographique sur les propriétaires spolié·e·s apparaisse dans un dossier, en plus des données comptables, relève plus de l’exception que de la règle. En effet, la logique interne aux dossiers d’aryanisation ne privilégie pas les individus en eux-mêmes : à l’exception des titres de propriété qui les rattachent aux biens et qui portent à ce titre sur les personnes physiques, les pièces des dossiers portent davantage sur les personnes morales que sont les entreprises.
Les dossiers sont toutefois susceptibles de comporter de nombreuses informations documentant la vie économique et matérielle des commerçant·e·s établi·e·s en France : chiffres d’affaires et bénéfices, type de commerce, biens, locaux, type d’habitation, nombre de personnes à charge, etc. La plupart des dossiers contiennent des rapports produits par les administrateurs provisoires sur les entreprises. La spoliation passe en effet par une enquête, plus ou moins poussée, sur le ou la propriétaire du bien, par une évaluation de l’« utilité » du commerce pour l’économie nationale et, s’il y a vente, par une évaluation de la valeur du commerce. Ces rapports sont complétés par des bilans comptables, des inventaires, voire sont résumés dans l’acte notarié de la vente, qui peut ajouter des détails sur l’identité des propriétaires et sur l’histoire du commerce (numéro et date d’immatriculation au Registre du Commerce, modalité d’acquisition du commerce par le ou la spolié·e, adresses successives, montant et modalités du bail, par exemple). De ces procédures découlent des documents sur lesquels l’historien·n·e peut s’appuyer pour écrire l’histoire sociale et économique de ces commerces et commerçant·e·s, en particulier pour retracer leurs conditions de travail et estimer leurs moyens de subsistance à la veille ou au moment de la spoliation, puis, le cas échéant, des demandes de restitution. Les biens sont parfois sous-évalués, dissimulés (par les spolié·e·s, pour les protéger des procédures) ou surévalués (par les administrateurs, pour augmenter leur rémunération) ce qui rend l’appréhension de ces déclarations toujours délicate.
Il est également possible d’utiliser ces dossiers pour caractériser l’organisation du travail de certain·e·s commerçant·e·s. On sait par exemple, à partir d’un inventaire non daté, que la fabrique de lits de Chil Zonenszejn a un caractère artisanal : les sommiers sont fabriqués sur place dans un atelier se situant au fond de la cour. Répartis entre le bureau, l’atelier, le réduit du fond de la cour et le grenier, on dénombre chalumeaux, pinces, marteaux, poinçonneuses, cisailles à bras, étaux, enclumes, fûts de peinture, bascules à plateaux…[13]AN, AJ38 2837, dossier 13141 (Zonenszejn Chil), inventaire à destination du CGQJ, 25 avril 1944.. Le processus de fabrication des produits vendus est encore plus explicitement détaillé par l’administrateur provisoire du commerce de Mendel Rapaport : « Petite entreprise artisanale spécialisée en façonnage de poignées en cuir ou [illisible] sacs maroquinerie et tresse pour confection de chaussures fantaisie. Achats au comptant de fournitures. Ventes au comptant et par métrages des articles façonnés à des fabricants de sacs maroquinerie et de chaussures. […] L’affaire présente un certain intérêt pour la clientèle en raison de la simplification apportée à l’exécution des modèles et des prix pratiqués […][14]AN, AJ38 2142, dossier 11624 (Rapaport Mendel), rapport de l’Administrateur provisoire, 17 … Continue reading ».
En s’appuyant sur des données chiffrées, il est également possible de décrire l’évolution de certaines entreprises, à l’image de la croissance du commerce spécialisé dans le négoce de tissu de Joseph Langmann (image 2) : ouverte depuis 1909 au 44 rue du Faubourg du Temple selon l’acte de vente, la « maison Langmann » enregistre successivement 16 720, 64 311 et 297 521 francs de bénéfices en 1938, 1939 et 1940. L’inventaire du mobilier dressé dans l’acte de vente donne une description précise des locaux situés depuis 1939 au 77 rue d’Aboukir.
Image 2 : extrait d’un rapport de l’administrateur provisoire affecté à l’entreprise possédée par Joseph Langmann, 8 octobre 1942 © Archives nationales, AJ38 1518, dossier 301 (Langmann Joseph)
Les documents contenus dans les dossiers peuvent également servir de supports pour étudier les conséquences matérielles des mesures de persécution économique sur les commerçant·e·s juif·ve·s français·e·s : les mentions d’appartements dépouillés et de mobilier en mauvais état sont courantes dans les descriptions. Les entreprises sont quasi systématiquement jugées par les administrateurs provisoires comme « inutiles pour l’économie nationale » et donc à liquider. Les persécutions sont parfois évoquées explicitement : ainsi de la machine à coudre de Judla Steinmuller, « enlevée par les autorités d’occupation lorsqu’elles ont déménagé l’appartement[15]AN, AJ38 1775, dossier 10510 (Steinmuller Judla), rapport de l’AP Maurice Grimault à Monsieur A. … Continue reading », du mobilier de Néchamp Biderman lui aussi « enlevé par l’armée occupante » et de son matériel, qu’il a « dû […] liquider ou […] mettre à l’abri avant sa fuite[16]AN, AJ38 1823, dossier 36949 (Biderman Néchamp), rapport de l’AP Bureau au CGQJ, 15 mai 1944. ». Les dossiers de spoliation consignent ainsi des documents qui peuvent se révéler féconds pour la compréhension du quotidien des spolié·e·s, à l’instar de suppliques/requêtes/lettres adressées aux administrateurs provisoires. En septembre 1941, les époux Perec, grands-parents de l’écrivain Georges Perec, demandent ainsi, compte tenu de leurs difficultés économiques, l’autorisation de maintenir leur épicerie ouverte (image 3).
Image 3 : lettre de Monsieur et Madame Perec au CGQJ datée du 29 septembre 1941 © Archives nationales, AJ38 3124, dossier 15128 (Sura Roja Perec)
Les dossiers de spoliation comprennent donc régulièrement un ensemble d’informations sur la situation économique et matérielle des commerces et des commerçant·e·s. En conséquence, lorsque ces informations sont absentes – que le·la commerçant·e spolié·e n’ait par exemple pas pu produire de bilan comptable, ou qu’il·elle n’ait pas souhaité le faire – les dossiers peuvent paraître pauvres. Et pourtant, la tenue, ou pas, d’un bilan comptable en dit déjà long sur la taille d’un commerce et sur les habitudes comptables du ou de la propriétaire. Il est toutefois possible de s’appuyer sur des données presque systématiquement renseignées telles que la valeur du bien au moment de la vente ou de la liquidation. Cette dernière peut être déduite du montant des versements, respectivement à la Caisse des dépôts et des consignations si le propriétaire est de nationalité française, à la Reichskreditkasse si le propriétaire est de nationalité allemande, polonaise ou tchèque ou à la Treuhand und Revisionsstelle si le propriétaire est de nationalité américaine, britannique ou russe[17]La Treuhand und Revisionsstelle (TRS), « Office de tutelle et de révision », est un service … Continue reading, ou bien de la rémunération de l’Administrateur provisoire. De manière générale, il convient de considérer les informations économiques présentes dans les dossiers de spoliation – ou absentes de ces derniers – comme le produit d’interactions entre les différents acteurs de la spoliation et entre ces derniers et les spolié·e·s, ce qui devrait attirer l’attention sur les logiques d’attributions de valeurs aux biens considérés.
Les traces de résistances dans les dossiers de spoliation
Chaque document des dossiers porte le sceau de la spoliation et de ses agents, désignant le.a spolié·e comme « le Juif », ou encore « l’Israélite ». Toutefois, ces sources portent aussi la trace des réactions des victimes de ce vol organisé.
Les cas de fuite sont courants, antérieurs ou ultérieurs à la mise sous tutelle du commerce. On lit ainsi dans le dossier de spoliation de Néchamp Biderman que « cet israélite est en fuite depuis juillet 1942 avec sa famille[18]AN, AJ38 1823, dossier 36949 (Biderman Néchamp), rapport de l’AP Bureau au CGQJ, 15 mai 1944. », ou dans celui de Strull Lerner : « Depuis la liquidation de son stock, l’ex-propriétaire de l’entreprise a quitté Reims sans laisser d’adresse. Il ne fut accordé de subside à l’israélite qui, par contre, encaissa le produit de la vente des marchandises[19]AN, AJ38 4658, dossier (Lerner Strull), rapport de fin de mission de l’AP, 16 mars 1942. ».
Les commerces représentent la majorité des biens spoliés[20]D’après les travaux de la mission Mattéoli, près de 60 % des biens aryanisés sont des … Continue reading. La mise sous tutelle, puis la vente ou la liquidation d’une entreprise équivalent souvent à la perte du principal moyen de subsistance. Les impératifs de survie prennent parfois le pas sur les procédures administratives. Ainsi, certains dossiers témoignent de spolié·e·s tentant de poursuivre leur activité professionnelle, en dépit des interdictions pesant sur la population juive[21]La loi du 3 octobre 1940 portant statuts des juifs prévoit en ses articles 2 à 5 plusieurs … Continue reading (pour un·e artisan·e, être employé·e dans une entreprise après la mise sous tutelle de son commerce ne constitue pas en soi une infraction aux ordonnances allemandes, mais cette procédure nécessite une demande de l’administrateur provisoire, puis son approbation par la Section d’examen du SCAP). Un rapport de l’administrateur provisoire Batisse, en date du 27 janvier 1941, indique à propos d’Abram Wajsbrot, cordonnier, qu’il « Fait la rèparation. L’ai laissè travailler [sic][22]AN, AJ38 2070, dossier 2383, note du Commissaire Gérant en date du 27 janvier 1941. ». Huit mois plus tard, la situation n’a guère évolué : « Le juif continue à résider dans l’arrière-boutique et ne travaille soi-disant plus (en réalité marché noir). La liquidation du fonds ne changerait rien à rien, le juif logeant toujours là[23]Ibid., note manuscrite de l’AP, 13 septembre 1941. ». Les 11 et 15 septembre 1942, un agent du CGQJ oriente respectivement « Mademoiselle Fuks » et « Madame Thibault » vers M. Batisse lorsque ces dernières cherchent à « rentrer en possession de [leurs] chaussures » : Abram Wajsbrot, bien qu’indiqué « sans profession » au moment de sa déportation en juillet 1942[24]Liste du convoi n° 13, parti pour Auschwitz le 31 juillet 1942 du camp de Pithiviers., a vraisemblablement continué à travailler à son compte jusqu’à son arrestation. Les procédures en vigueur ne sont ainsi pas systématiquement appliquées à la lettre par les administrateurs provisoires. Il en est de même concernant le sort des marchandises confisquées, destinées à être vendues avec le fonds de commerce ou liquidées au cours de ventes aux enchères. Strull Lerner, en témoigne l’extrait mentionné plus haut, encaisse le produit de la vente. Slama Szor parvient, lui, vraisemblablement à détourner une partie de sa marchandise confisquée : il signe le 1er juin 1942 une déclaration typographiée d’après laquelle il se serait fait voler une partie de son stock de marchandise et utiliserait une autre partie du tissu « pour [s]a famille[25]AN, AJ38 4921, dossier 2455, déclaration signée par Slama Szor, 1er juin 1942. ». Ainsi, les dossiers de spoliation gardent trace de micro-résistances des spolié·e·s. La lettre des époux Perec (image 3) constitue quant à elle un véritable acte de protestation dans un contexte où les commerces dits juifs sont à la merci des décisions des administrateurs provisoires.
Parfois, certains dossiers de spoliation gardent aussi les traces d’occasions où des propriétaires parviennent à contourner la spoliation. À ce titre, les documents émanant des procédures de restitution peuvent se révéler particulièrement éclairants. Le commerce de tissus de M. et Mme Steinmuller a été vendu en janvier 1942 à un certain M. Batteur. Après la guerre, leur fille, « Madame Maurice Dreyfus », remplit le formulaire envoyé aux spolié·e·s par le Service de restitution – les époux Steinmuller sont en effet déportés en août 1942 et mars 1943. C’est elle qui récupère ce qui reste de leurs biens spoliés, en accord avec le nouveau propriétaire du commerce. On apprend alors que la vente du bien pendant l’Occupation relevait de « conventions de complaisance » (image 4) : le bien aurait été vendu, avec l’accord des propriétaires juifs, à un individu s’engageant à leur garantir la propriété officieuse de leur bien malgré la spoliation.
Image 4 : formulaire du Service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation le 12 octobre 1945, complété le 26 octobre 1945 par la fille de J. Steinmuller © Archives nationales, AJ38 1775, dossier 10510.
De rares cas témoignent enfin d’une opposition frontale à la spoliation. Le refus de délivrer les informations demandées par l’Administrateur provisoire est l’un des procédés utilisés pour retarder la procédure de spoliation. L’Administrateur provisoire de l’entreprise de Chil Zonenszejn écrit en mars 1942 : « Je vous confirme que le propriétaire est en fuite depuis plusieurs mois ainsi que son comptable et sa secrétaire, en faisant disparaître toutes les pièces comptables. Si j’ai tardé jusqu’ici à vous fournir les renseignements précités c’est que Madame Zonenszein nous avait fait prévoir le retour très prochain de son mari lequel devait me remettre tous les renseignements que j’avais réclamés[26]AN, AJ38 2837, dossier 13141 (Zonenszejn Chil), rapport de l’AP Merck à Monsieur le Chef du … Continue reading ». Les spolié·e·s font parfois preuve d’une résistance active au moment de la spoliation de leurs biens, à l’instar d’Esther Laffermann et de ses enfants, propriétaires d’un immeuble de six étages dans le 3e arrondissement de Paris : « Malgré mes nombreuses démarches, je ne puis obtenir des propriétaires israélites aucun renseignement ni aucun papier touchant l’administration de cet immeuble. Et ceci dans le but très net de faire échec à ma mission. Dans ces conditions, j’ai l’honneur de vous adresser officiellement une plainte […][27]AN, AJ38 2566, dossier 22806 (Laffermann consorts), lettre de l’Administrateur provisoire au … Continue reading ». Un mois plus tard, un inspecteur de la Direction générale de la Police des questions juives écrit au CGQJ : « Mme Kindley, ainsi que sa belle-fille Mme Laferman, […], refusant de remettre les renseignements nécessaires pour la gestion de celui-ci, nous vous prions d’envoyer un Inspecteur de Police énergique auprès de Mme Kindley-Laferman pour mettre un point à cette affaire[28]Ibid., lettre de M. Renault, inspecteur de la Direction Générale de la Police des Questions … Continue reading ».
Dans les dossiers de spoliation, la résistance peut ainsi prendre plusieurs formes : contournement, refus de renoncer à son bien, poursuite du travail en « coulisses », refus de délivrer des informations, protestation ; autant de manifestations qui perturbent les routines administratives scrupuleuses du CGQJ et laissent donc des marques, qu’il s’agit pour l’historien·ne de relever et d’interpréter.
Les enseignements des dossiers
Qu’apprend-on des dossiers de spoliation ? L’étude d’une sélection de dossiers permet d’embrasser, à partir d’une même source, une population de Lubartówien·ne·s pourtant répartie entre plusieurs villes françaises. Les enquêtes parfois approfondies menées par les administrateurs provisoires, occasionnellement complétées par des rapports d’expertise détaillés, et les échanges internes au CGQJ, rendent possibles des incursions dans les vies des commerçant·e·s originaires de Lubartów en France : poids économique et localisation du commerce, relations entretenues avec l’administration responsable de la spoliation, conséquences matérielles de la spoliation, réaction à cette dernière et trajectoire de persécution.
Ces dossiers de Lubartówien·ne·s nous disent beaucoup de ce qui se joue au moment de la spoliation : si cette politique paraît de prime abord comme un rouleau compresseur, encadrée par des procédures établies, la spoliation n’affecte pas de la même façon tous·t·es les spolié·e·s. Plusieurs moments cristallisent ces enjeux et engendrent des interactions entre spoliateur·rice·s et spolié·e·s ainsi qu’au sein de l’administration : prise de contact avec les propriétaires, première évaluation de la « valeur » des biens (pour les commerces, de leur « utilité économique »), choix puis mise en œuvre du type de spoliation validé par le CGQJ, devenir des biens et de leurs propriétaires à la Libération.
Une analyse détaillée et localisée de la mise en œuvre de la spoliation attire également l’attention sur les conséquences matérielles de la spoliation sur la vie des victimes. Ces faits trouvent leur place dans une réflexion sur la chronologie des persécutions : la mise sous tutelle des « entreprises juives » est mise en œuvre en zone nord à la fin de l’année 1940 et la plupart des ventes ou liquidations étudiées au cours de l’année 1941. Des milliers d’individus sont expulsés simultanément de leur logement et de leur local commercial, s’ils ne fuient pas tout simplement avant la mise sous tutelle. Ainsi il ne faut pas attendre l’année 1942 pour que soit mise en place une politique de persécution au sens fort, sans compter que cette dernière touche des individus semble-t-il déjà affaiblis par les restrictions économiques portant sur la population juive.
Enfin, le dépouillement de telles archives n’est pas sans engendrer des questions sur la posture et l’écriture historiques elles-mêmes. Au-delà du malaise que l’on peut ressentir à exploiter des sources de la persécution en reproduisant le comptage et le travail d’enquête effectués par les administrateurs provisoires, se dessine un décalage entre la froideur de la procédure administrative et l’ouverture sur la vie privée des spolié·es, donnant à voir des points de bifurcation majeure et des moments décisifs de la persécution antisémite. L’analyse et l’écriture historiques visent alors à colorer des objets, des lieux, des trajectoires que ces dossiers transformeraient sinon en « paysages du sinistre[29]Shannon L. Fogg, « A Landscape of Loss. The Furniture Operation and the Geography of Looting and … Continue reading ».
Quelques ressources pour aller plus loin
Frank Bajohr, « Aryanisation » in Hamburg. The Economic Exclusion of Jews and the Confiscation of Their Property in Nazi Germany, New York, Berghahn Books, 2002, 356 p.
Tal Bruttmann, « Aryanisation » économique et spoliations en Isère, 1940-1944, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Résistances », 2010, 255 p.
Martin Dean, Robbing the Jews. The Confiscation of Jewish Property in the Holocaust, 1933-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, 437 p.
Laurent Douzou, Voler les juifs. Lyon, 1940-1945, Paris, Hachette littératures, coll. « La vie quotidienne », 2002, 340 p.
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